30 mai 2019

Les bougies de notre temps.


Les belles choses n'ont pas de faim.

27 mai 2019

Ubu Roi.

Acte IV
Scène VI
LES MÊMES, entre UN OURS.

Cotice. — Hon, Monsieuye des Finances !

Père Ubu. — Oh ! tiens, regardez donc le petit toutou. Il est gentil, ma foi.

Pile. — Prenez garde ! Ah ! quel énorme ours : mes cartouches !

Père Ubu. — Un ours ! Ah ! l’atroce bête. Oh ! pauvre homme, me voilà mangé. Que Dieu me protège. Et il vient sur moi. Non, c’est Cotice qu’il attrape. Ah ! je respire. (L’Ours se jette sur Cotice. Pile l’attaque à coups de couteau. Ubu se réfugie sur un rocher.)

Cotice. — A moi, Pile ! à moi ! au secours, Monsieuye Ubu !

Père Ubu. — Bernique ! Débrouille-toi, mon ami; pour le moment, nous faisons notre Pater Noster. Chacun son tour d’être mangé.

Pile. — Je l’ai, je le tiens.

Cotice. — Ferme, ami, il commence à me lâcher.

Père Ubu. — Sanctificetur nomen tuum.

Cotice. — Lâche bougre ! 
Pile. — Ah ! il me mord ! O Seigneur, sauvez-nous, je suis mort.

Père Ubu. — Fiat voluntas tua !

Cotice. — Ah ! j’ai réussi à le blesser

Pile. — Hurrah ! il perd son sang. (Au milieu des cris des Palotins, l’Ours beugle de douleur et Ubu continue à marmotter.)

Cotice. — Tiens-le ferme, que j’attrape mon coup-de-poing explosif.

Père Ubu. — Panem nostrum quotidianum da nobis hodie.

Pile. — L’as-tu enfin, je n’en peux plus.

Père Ubu. — Sicut et nos dimittimus debitoribus nostris.

Cotice. — Ah ! je l’ai. (Une explosion retentit et l’Ours tombe mort.)

Pile & Cotice. — Victoire !

Père Ubu. — Sed libera nos a malo. Amen. Enfin, est-il bien mort ? Puis-je descendre de mon rocher ?

Pile (avec mépris). — Tant que vous voudrez.

Père Ubu (descendant). — Vous pouvez vous flatter que si vous êtes encore vivants et si vous foulez encore la neige de Lithuanie, vous le devez à la vertu magnanime du Maître des Finances, qui s’est évertué, échiné et égosillé à débiter des patenôtres pour votre salut, et qui a manié avec autant de courage le glaive spirituel de la prière que vous avez manié avec adresse le temporel de l’ici présent Palotin Cotice coup-de-poing explosif. Nous avons même poussé plus loin notre dévouement, car nous n’avons pas hésité à monter sur un rocher fort haut pour que nos prières aient moins loin à arriver au ciel.

Pile. — Révoltante bourrique.

Père Ubu. — Voici une grosse bête. Grâce à moi, vous avez de quoi souper. Quel ventre, messieurs ! Les Grecs y auraient été plus à l’aise que dans le cheval de bois, et peu s’en est fallu, chers amis, que nous n’ayons pu aller vérifier de nos propres yeux sa capacité intérieure.

Pile. — Je meurs de faim. Que manger ?

Cotice. — L’ours !

Père Ubu. — Eh ! pauvres gens, allez-vous le manger tout cru ? Nous n’avons rien pour faire du feu.

Pile. — N’avons-nous pas nos pierres à fusil ?

Père Ubu. — Tiens, c’est vrai. Et puis, il me semble que voilà non loin d’ici un petit bois où il doit y avoir des branches sèches. Va en chercher, Sire Cotice. (Cotice s’éloigne à travers la neige.
Pile. — Et maintenant, Sire Ubu, allez dépecer l’ours.

Père Ubu. — Oh non ! Il n’est peut-être pas mort. Tandis que toi, qui es déjà à moitié mangé et mordu de toutes parts, c’est tout à fait dans ton rôle. Je vais allumer du feu en attendant qu’il apporte du bois. (Pile commence à dépecer l’ours.)

Père Ubu. — Oh ! prends garde ! il a bougé.

Pile. — Mais, Sire Ubu, il est déjà tout froid.

Père Ubu. — C’est dommage, il aurait mieux valu le manger chaud. Ceci va procurer une indigestion au Maître des Finances.

Pile (à part). — C’est révoltant. (Haut.) Aidez-nous un peu, Monsieur Ubu, je ne puis faire toute la besogne.

Père Ubu. — Non, je ne veux rien faire, moi ! Je suis fatigué, bien sûr !

Cotice (rentrant). — Quelle neige, mes amis, on se dirait en Castille ou au pôle Nord. La nuit commence à tomber. Dans une heure il fera noir. Hâtons-nous pour voir encore clair.

Père Ubu. — Oui, entends-tu, Pile ? hâte-toi. Hâtez-vous tous les deux ! Embrochez la bête, cuisez la bête, j’ai faim, moi !

Ubu roi, Alfred Jarry

15 mai 2019

Jardin d'Eden.

   Je rentre du travail et la sensation que j'éprouve au niveau de la plante de mes pieds me fait me sentir lourde, moite et fragile. Je suis restée debout les trois quarts de la journée, droite, hiératique, souriante, presque minaudeuse, les yeux agités par d'incessants mouvements saccadés : vérifier les tickets, indiquer les toilettes, regarder dans les yeux, revérifier les tickets, montrer où se gare la navette, où se donnent les manteaux, où se prend l'ascenseur. Je fais des allers retours entre les regards interrogateurs et les objets réponses de leurs désirs, comme une machine. Lorsqu'enfin, le soir, je franchis la porte de mon appartement, j'enlève rapidement en vrac tous mes vêtements et je grimpe sous la douche. Je fais couler de l'eau glacée sur mes pieds endoloris en attendant qu'elle tiédisse, doucement. Je ne me douche pas vraiment, je me laisse simplement glisser dans cette couverture liquide qui m'enlève la sensation rêche et artificielle laissée sur ma peau par mon uniforme. Une fois sommairement séchée, je m'étale nue sur le lit, dans cette position horizontale indescriptiblement apaisante après cette longue journée.
   Je suis nue, encore humide et chaude de la salle de bain. C'est alors que je prends le temps durant quelques minutes de regarder mon corps. Mes yeux s'arrêtent d'abord sur le volumineux bourrelet de mon ventre que dévale mon nombril, je scrute ensuite mes cuisses en m'étirant le dos, puise j'inspecte mes mollets. Je me pince la peau, gronde les quelques poils, frotte la peau sèche. J'examine ensuite mes tatouages, comme pour voir s'ils sont toujours en place, s'ils sont toujours à moi. Je déboîte un peu mes épaules et me gratte un peu le dos de part et d'autre de la colonne vertébrale. Je fais le tour de moi-même, le tour de cette carcasse de travail qui abrite mes émotions depuis vingt-six années.
La voyant toujours fonctionnelle je m'apaise un peu. Je ferme les yeux. Tu apparais inévitablement derrière mes paupières : ta douceur, ton haleine, tes phalanges, la barbe sur tes joues, les courbes de tes vertèbres, les ovales de tes genoux, la mollesse de tes fesse, l'arabesque sucrée de tes oreilles, le creux de ta nuque, les continents de tes bras. Je te pense ensuite, à ton tour, scruter mon corps, mon corps que j'utilise par nécessité et habitude, et que toi tu effleures et que tu observes avec tendresse et désir. Je pense à la paume de ta main qui pourrait se poser sur mon flanc, mon vaste abdomen ou le dessous de mon aisselle. Je me remémore de ton nez penché sur mon thorax, ton regard plongeant dans mes tétons. Je pense à l'infinie douceur avec laquelle tu exécutes des volutes d'amour sur mon épiderme, à tes lèvres qui me serrent, à tes doigts qui m'enlacent et à ton menton qui se love dans mon cou. C'est seulement là que je me rappelle à quel point je suis bien plus qu'une architecture osseuse enroulée dans de la peau, chevelue çà et là. Je regarde alors mon corps, de haut en bas, depuis le haut de mes seins jusqu'à mes orteils, et je sens ton regard me faire vibrer chaque poil, faire frémir chaque pore. Le seul souvenir de ta présence me fait me sentir vivante, d'un seul coup, comme si j'étais un grand et bel arbre, et que des feuilles jusqu'aux racines je sentais un torrent de sève me parcourir.
   J'ignore si beaucoup de personnes ont au cours de leur existence rencontré des gens qui les font sentir ainsi. Je t'ai toi, et je n'aurai plus jamais besoin de quelqu'un d'autre, je sens chaque jour qui passe que tu m'arroses et m'illumines comme le soleil et les nuages ; et je grandis ainsi chaque jour plus heureuse et plus aimée que la nuit qui a précédé, et chacune de mes branches pousse dans la direction de nos futurs, ciel de mon bonheur.

10 mai 2019

Rayures

Il y a des journées comme celle-ci qui sont les pires du monde. Mes yeux font concurrence à la pluie ce soir, avant que minuit sonne. Je hais Paris, parfois, au point d'en vomir d'angoisse.

J'aurais du rater mon train et rester entre les iris et les fushias.

Viens

Nous sommes mi-mai; j'ai mal au ventre
Mais :
   La terre est noire sous nos ongles,
   Le vin est doux sous ma langue
   Les chiens sont fous quand je les arrangue...
La terre est douce la terre est plate si tu germes les raisons de ma colère elle éclot aussitôt que j'éclate
Je claque entre les doigts de thym qui se brandissent sous l'éclaircie
J'éteins tes soupçons de colère au gré des éclaircies
L'étain brule tes doigts de pieds sous mes tristes soucis ;
Mille choses se passent quand moi je me tais et que toi tu respires.
Bouledogue de mes songes,
Bullterrier de mes angoisses
Je vomis : je sens: chaque frémissement que tu ressasses
Tu piles, tu médis
Tu entretiens le temps qui passe
Je suis et... je suis
Mais jamais je ne passe
Cible bien tes fauves
Je ne suis que lionne
Vise bien tes pauvres
Je ne suis qu'une millionne

Carambole
Quant tu t'égares
Je ne suis pas un baobab
Je suis sur ta route
Mais je ne suis pas une escouade
Vis
Tes milliers de
    choses
- j'en suis la comibentième ? -
Mes yeux sont ceints de rose
Suis-je ta plus belle hyène ?!
Carambole, mon amour
La route est sinueuse
Je suis la piètre pierre
Sur le coeur
De ta faucheuse -

04 mai 2019

Ligne de front

Il est toujours là.
L'arc-en-ciel.
Je passe à chaque fois devant comme une dernière étape du pélerinage qui m'amène jusqu'à l'apesanteur offerte par mon matelas.
Il est là l'arc-en-ciel.
Il vient ciller le ciel et strier mes doutes comme un bagage en soute à moitié vide où l'on a oublié de ranger la légèreté.
Je voyage lourde de scrupules et de semi-chagrins, qui sont comme des nuages qui passent sur mes pommettes.
Mes pieds pulsent non pas parce que je stagne mais parce que je tangue,
Parce que chaque titubement est une hésitation entre rester debout, semi-écroulée, ou entière, seulement semi droite. Je courbe l'arrondi de mon corps pour qu'il épouse une douce pensée sur laquelle je pourrais me reposer.

Il est las l'arc-en-ciel.
Je vacille, gravitant autour de moi, cherchant l'aplomb, une destination vague, un rivage.
Je navigue. Entre les digues de rien, entre les dires d'airain qui s'essoufflent en cognant mes tympans. Comme si le silence était brisant. Comme si mes oreilles s'enrhumaient à chaque expiration. Comme si mon nez, mon souffle, mon souffle au coeur, s'endormaient paisiblement au bercement de la moellesse.
J'ai suffisamment bu
- de paroles -
Pour étancher ma soif
Je suis humide de promesses,
Je suis perfuse de mignardises,
Je suis velue de frissons
Qui attisent
La volupté.
La nuit est douce,
Et demain, j'ouvrirai l'oeil sans inquiétude.