11 janvier 2022

Cent ans de solitude

- Pas aujourd'hui, dit-il au coiffeur. On se verra vendredi.
Il avait une barbe de trois jours toute mouchetée de flocons blancs, mais il ne jugeait pas nécessaire de se raser s'il devait se faire couper les cheveux le vendredi suivant et pouvait parer à tout en même temps. Cette sieste malencontreuse l'avait mis en sueur et le liquide collant avait réveillé les cicatrices de furoncles de ses aisselles. La pluie s'était arrêtée mais le soleil n'avait pas encore paru. Le colonel Aureliano Buendia émit un rot sonore qui lui remit en bouche l'acidité de la soupe, et qui fut pour lui comme un ordre de son organisme lui commandant de se jeter la converture sur les épaules et de se rendre aux lieux d'aisances. Il y demeura plus longtemps qu'il n'était nécessaire, accroupi au-dessus de l'intense fermentation qui montait du caisson de bois, jusqu'à ce que par routine il s'aperçût que l'heure était venue de reprendre son travail. Tout le temps que dura cette attente, il se rappela à nouveau qu'on était mardi et que José Arcadio le Second n'était pas venu à l'atelier parce que c'était jour de paie à la compagnie bananière. Ce rappel, comme tous ses souvenirs de ces dernières années, l'amena sans qu'il s'en rendit compte à penser à la guerre. Il se rappela que le colonel Gerineldo Marquez lui avait promis un jour de lui procurer un cheval portant une étoile blanche au front, et qu'il n'en avait jamais plus entendu parler. Puis il dériva d'un épisode à l'autre en ordre dispersé, se bornant à les évoquer sans porter de jugement sur aucun, car à force de ne pouvoir fixer son esprit sur autre chose il avait appris à penser à froid, afin que ces souvenirs inéluctables n'atteignissent plus sa sensibilité. De retour à l'atelier, il constata que l'atmosphère devenait plus sèche et résolut que c'était le moment de prendre un bain, mais Amaranta l'avait déjà devancé. Alors il commença le deuxième petit poisson de la journée. Il était en train de souder la queue quand le soleil émergea avec tant de force que son éclat craqua comme une balandre. L'air lavé par trois jours de pluie se remplit de fourmis volantes. Il se sentit alors envie d'uriner mais se rendit compte qu'il était en train de se retenir jusqu'à ce qu'il eût fini de dorer le petit poisson. A quatre heures dix, il se rendit au jardin quand il entendit retentir des cuivres dans le lointain, des battements de grosse caisse et des enfants joyeux, et pour la première fois depuis son jeune âge il se laissa délibérément tomber dans un piège que lui tendait la nostalgie, et revécut le prodigieux après-midi des gitans, quand son père l'avait emmené faire connaissance avec la glace. Sainte Sophie de la Piété quitta ce qu'elle était en train de faire à la cuisine et se précipita vers la porte d'entrée.
- C'est le cirque ! s'écria-t-elle.
Au lieu de continuer en direction du châtaignier, le colonel Aureliano Buendia se dirigea lui aussi vers la porte de la rue et se mêla aux curieux qui contemplaient le défilé. Il vit une femme toute costumée d'or sur la nuque d'un éléphant. Il vit un dromadaire mélancolique. Il vit un ours vêtu en femme de Hollande qui marquait le rythme de la fanfare avec une louche et une casserole. Il vit des clowns faire des pirouettes en queue de défilé, et il vit à nouveau le misérable spectacle de sa solitude quand tout fut passé et qu'il ne resta plus rien à voir que la plage lumineuse de la rue, l'air rempli de fourmis volantes et quelques curieux penchés au bord du gouffre de l'incertitude. Il se rendit alors sous le châtaignier, pensant au cirque, et voulut continuer d'y penser tout en urinant, mais il n'en retrouva déjà plus trace dans ses souvenirs. Il rentra sa tête dans ses épaules comme les poussins et demeura immobile, le front contre le tronc du châtaignier. La famille ne fut au courant que le lendemain, quand Sainte Sophie de la Piété voulut se rendre au fond du jardin pour vider les ordures et eut son attention attirée par le vol d'urubus qui descendait.

09 janvier 2022

Paysages Français

Nos photographies, qu'on les voie ou qu'on les rêve c'est pareil. La ville est dans nos têtes comme nos corps marchent dans la ville. Et le surplomb, les hauteurs, les souterrains les musiques sont juste le film intérieur que la photographie révèle par fragments fixes, mais où c'est soi-même que d'abord on regarde-nous, ville.

C'est Montreuil. Bout de rue, mur en face. Photographie encom brée, voitures coupées par le cadre. Signes parasites: réverbère, passage piéton (mais pas de piéton). J'aurais pu faire cette image, y compris avec mon téléphone. Derrière le mur, la vieille industrie. Le geste pho tographique même annulé par l'arbitraire du quotidien dans l'image. Et pourtant, cela représente: me représente, ce que je fais dans la ville, et ce à quoi elle me contraint, la promesse avortée qu'elle est.

Il parait que c'est la Bretagne. On construit des maisons indivi duelles à bas prix en parpaings gris. Dans l'une des images, les étais de font que la maison est trouée par le paysage extérieur. Bien sûr on entre par le garage. Dans l'autre, le béton est lissé, la fenêtre scellée, l'intérieur clos, la vie derrière un rideau. Qui sommes-nous pour imposer pareille mesquinerie de cubes au monde, que reste-t-il d'ambition dans ce que le ciment ferme? Sauf qu'on est dans l'expé rience de l'observatoire, et que ce pavillon s'est installé dans le champ sans rien demander à personne - un changement de propriétaire entraînera un changement de rideau et voilà: c'est donc le hasard qui est le vrai photographe?

De même cette flaque d'eau mince dans la terre argileuse et maigrement rayée par les machines qui la cultivent, lorsque s'y reflète la ligne maigre aussi des lotissements où la ville trouve sa limite, mais grandit sans frontière. La même distance surprenante qu'à ces mêmes lotissements dans leurs enchevétrements marquetés dans Google Street View (et noter que des peintres comme Philippe Cognée utilisent le même vocabulaire, les mêmes outils, et qu'une médiation par le geste photographique est incluse dans le processus d'élaboration qui évacue ensuite le photographique). La terre détrempée signifierait que nous et nos maisons ne sont que flaques dans la météo du monde? Ce serait trop simple: ces photographes-là ont inventé que l'image nous rejoint autrement que par l'émotion, et nous avons à nommer cette emprise, où la ville et la photographie se conjuguent l'une par l'autre.

Nos routes traversent le paysage et le transforment. Le fossé a été réglé par un engin industriel. La bifurcation à droite est repérée sur les cartes. Le chemin qui va tout droit ne dit pas où il va. Restent les arbres, ceux qu'on a bien voulu laisser pour qu'ils se croient inamovibles. Il y a une ligne électrique, aussi. Ce que nous avons fait collectivement à la Terre ici se mesure de saison en saison: il ne peut plus rien arriver de pire à ce vide. Ce que nous lisons, ce sont nos signes.
[...] 

François Bon, Hommage, apogée et clôture de la photographie urbaine.

07 janvier 2022

Le temps des cerises.

 Parfois ça va mieux, je crois. Et puis je n'y crois plus ; j'oublie.

Et les onces passent. Les onces de larmes, les nimbes d'étoiles.

Quarante deux détours dans l'océan de mon absence, des dés jetés en quinconce le long de l'océan gris des interludes.

Vingt : vingtent les ailes, les ailerons de joie. Virevoltent les calembours. Frétillent mes épidermes. Valsèrent les échansons. Cruellement tu rebondis sur ma langue et dégringoles le long de mes côtes. Pareillement qu'en hiver : il fait froid ce soir. 'est un soir comme ceux où j'étais seule quand [j'étais] avec toi. C'est un soir où j'ai souri pour des raisons que je ne connaissais pas encore.


Tu es le glas des tremblements. Moisissure des secondes.

Trop vite s'évaporent les bribes de tes haleines.

Fétides souvenirs

souvenirs fads.

Bye-bye, au revoir, on ne repassera pas.