20 décembre 2012

Anne.

   Quatre heures du matin. Heure à laquelle je me suis brossée les dents lorsqu'elle est partie. J'entends la pluie tomber comme si elle fissurait les murs : l'appart et mal isolé au niveau sonore et j'entends tout ce que font mes voisins. Peut-être ont-ils entendu nos conversations... Nos conversations ne valent pas grand chose : ta vie, la mienne, des bribes de celle des autres. Rien de grave. Rien de rien. Un rien qui représente tout à nos yeux, qui représente notre être et l'être qu'on a en face de soi. Toujours ce rapport ambigu entre le rien et le tout. Les deux extrêmes, comme tu dis. Attirance ? Antipodes ? Arrangement ? Toujours des mots qui commencent par "a" pour nous inciter à nous lancer dans l'alphabet, dans notre histoire, notre langue... Certes, la vodka n'y est pas pour rien, ni ta boite blanche.
   Tu as le physique du pays de mes rêves : Méditerranée. Je n'ai pas besoin de te comparer à un vague car tu en es une, tu en as trois sur ton dos, tu en as eu mille dans ta vie, et un million t'attend et m'attend encore. On a des points en commun : les envies et les idées. Se pourrait-il qu'on ne fasse pas mauvaise route en entravant ce soir-là notre principe de ne pas aimer les gens ? Je pourrais t'aimer, je pourrais t'haïr. Je pourrais oublier ce soir, mais je ne pourrai pas le renier. Une vidange et un lavabo font bon ménage et c'est à croire que toi et moi on avait des choses à se dire. Des choses qui se disent et ne se disent pas. Des choses simples, vraies. Des bouts, des morceaux de nous. Au final, un jour, nous ne serons plus que des charognes, et nos descendants n'auront que faire de nos problèmes de sexualité ou de politique. Alors racontons-nous nous-mêmes ce qui nous arrive, ce qui nous est arrivé et ce qui ne nous arrivera pas. Tu as les yeux sombres, les idées noires et les pensées claires.
   Sachant que le gris c'est ma couleur préférée, on pourrait s'entendre...


Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux:
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague
Ou s'élançait en pétillant
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un oeil fâché, 
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection, 
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion!

Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Apres les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés!

                                                 Charles Baudelaire - Une Charogne, Les Fleurs du Mal

09 décembre 2012

Les naufragés.


DREAM TIME

   La pauvreté, immémoriale et timide, petite soeur de la sagesse, la pauvreté choisie, celle du refus, du mépris glacé des infinies séductions du vulgaire, celle de l'austérité du vêtement et du pain, celle de l'eau pure, des grands silences et de la pensée pour elle-même, cette pauvreté-là est grande et belle et luxueuse. Compagne de saint Socrate, de saint Spinoza, du bienheureux Nietzsche et de tant d'autres, moins glorieux peut-être, mais non moins dignes, cette pauvreté-là est lumière. Mais celle du cassoulet en boîte et des chaussettes trouées, celle de la petite monnaie et des murs sales, celle, non pas de la solitude, mais de l'isolement parce que les autres coûtent cher, celle des nuits froides et des couvertures trop minces, cette pauvreté-là, cette vraie pauvreté du pauvre, cette pauvreté est rétrécissement. [...]
   L'argent progressivement devient tout, car il constitue l'immédiateté de la survie, la mesure exacte de la vie. Il est la vie même et le maître du temps. L'argent dans sa poche est le seul avenir dont on soit sûr. La seule lumière. La seule chaleur. Cela d'ailleurs s'accompagne d'une certaine exaltation : le tintement des pièces, les billets bruissants, la somme tant de fois recalculée au dos d'une enveloppe sont autant de munitions pour soutenir le siège de la vie. On a de quoi tenir. Jusqu'au moins prochain. Jusqu'au mardi en huit. Jusqu'à ce que Machin me rende ce qu'il me doit. Jusqu'à mon anniversaire... De qui tenir... Pouvoir manger. Laver son linge. Payer surtout le loyer. Tenir. Tenir le temps de trouver à nouveau de l'argent pour pouvoir tenir encore. Et  encore.
   [...]
   Parfois, c'est la rage de manger qui éclate tout à coup. Trop de conserves. Trop de pain. Trop d'impossibles et stériles excitations. Trop de ces restaurants que l'on ne peut s'offrir. Et toutes ces envies réprimées, ces élans étouffés. On lit les menus affichés. On s'en détourne. On fuit. On regarde en coin les attablés. Les bouffeurs et leurs femmes. On a faim. Pas la faim au sens strict, non. Pas celle, physiologique, terrible et lancinante, de l'home qui meurt de faim, non. Mais faim de luxe. Faim de relâchement. De laisser-aller. Faim de parenthèses. Faim d'oubli et de paix. Faim de satiété. Grasse, bienheureuse et animale. La satiété du Pays de cocagne de Bruegel où les personnages, hors du temps et du désir, gisent gonflés, inconscients et béats, à jamais repus. Héros bienheureux du sein maternel. Chevaliers de la matrice.
   [...]
   Dormir. Dormir. Par chance rêver... Laisser le monde passer, s'user sans nous. L'entendre bruisser du fond de son lit. Des portes qui claquent. Des bruits d'eau. Des voix lointaines et déformées, comme autant de vagues qui se brisent sans nous atteindre. Laisser venir les rayons du soleil qui lentement balayent la chambre. Se lever, rien que pour pisser, e revenir aussitôt se lover dans des draps louches, rarement changés, qui sentent notre odeur. Après quelques temps, on la retrouve par plaisir. Comme le souvenir de l'utérus lointain, c'est un monde pour-soi. ET le bout de la verge, tiède d'urine, qui sèche contre le cuisse...
   On se branle aussi. Entre rêve et veille, dans ce flou matinal de l'indifférencié. Là, au fond des plis, au chaud des draps. La main scande la fugue du fantasme, cette pensée aérienne, infinie du tout possible. Mirages douillets et bienheureux. Purs au fond, sans les ennuis du vrai ou la sueur de l'autre. L'onaniste est seul, mais roi. Les images virevoltent autour de lui comme une cour empressée. Comme à la pêche, il en ferre une. Il la grossit, la pénètre, l'investit. S'en remplit, jusqu'aux moindres détails. Et devient tout à la fois le grain de la peau,le velouté du poil, la pointe crispée du sein. Pour jouir tendu et moite, au plus près de l'hallucination. Et haleter enfin, la tête renversée sur l'oreiller. Revenir, comme un nageur épuisé.
   Premiers pas sur la berge. mal de terre. ouvrir les yeux. La peinture du plafond est écaillée. Parfois des morceaux tombent la nuit et réveillent en sursaut. Au-delà des couvertures, le monde est froid. Se lever. Tituber. Le sexe déjà se recroqueville. le rêve est loin. Il ne reste des compagnes neuronales qu'une tache dans le lit. Trois fois rien. Panta rei...
   J'ai froid. je vais pisser. Dans l'évier, comme d'habitude. Les toilettes sont dans le couloir. Il faudrait pour y aller que je m'habille. je n'en ai pas le courage. Au début, je l'avais ce courage. Plus maintenant. Plus depuis longtemps. A cause de la nuit. Se lever, s'habiller, sortir endormi dans le couloir. Allumer des lumières. Ouvrir des portes. Pisser. Eteindre. Fermer. Revenir. Se déshabiller. Se recoucher et me voilà réveillé. Trop long. Trop lourd. Trop cher. Les bonnes manières ne durent qu'un temps. On glisse. "La retombée humaine", disait en souriant un vieux prêtre de mes amis, avec un mouvement de la main qui se retournait et s'effondrait comme une crêpe mollement foudroyée. La retombée humaine. C'est vite fait. On pisse la nuit dans l'évier, d'abord par exception. On se dit que c'est juste pour cette fois-ci. Que ça n'arrivera plus. Et puis on rince frénétiquement cet évier ou l'on se brosse les dents, où l'on fait sa vaisselle. Alors, on frotte, on frotte. Et la matin, dégoûté, on l'observe attentivement cet évier dénaturé. On le flaire. On l'ausculte. On se jure bien que ce sera la dernière fois. Mais, insidieusement, l'habitude s'installe. Et puis, on est seul. Alors pourquoi pas? On nettoiera, c'est tout. Et puis ce n'est jamais que soi. De soi à soi, on s'arrange. Discrétion. Autarcie. Paix.
Patrick Declerck - Les Naufragés


Pieter Bruegel l’Ancien - Le pays de Cocagne, 1567, Alte Pinakothek Munich