09 décembre 2012

Les naufragés.


DREAM TIME

   La pauvreté, immémoriale et timide, petite soeur de la sagesse, la pauvreté choisie, celle du refus, du mépris glacé des infinies séductions du vulgaire, celle de l'austérité du vêtement et du pain, celle de l'eau pure, des grands silences et de la pensée pour elle-même, cette pauvreté-là est grande et belle et luxueuse. Compagne de saint Socrate, de saint Spinoza, du bienheureux Nietzsche et de tant d'autres, moins glorieux peut-être, mais non moins dignes, cette pauvreté-là est lumière. Mais celle du cassoulet en boîte et des chaussettes trouées, celle de la petite monnaie et des murs sales, celle, non pas de la solitude, mais de l'isolement parce que les autres coûtent cher, celle des nuits froides et des couvertures trop minces, cette pauvreté-là, cette vraie pauvreté du pauvre, cette pauvreté est rétrécissement. [...]
   L'argent progressivement devient tout, car il constitue l'immédiateté de la survie, la mesure exacte de la vie. Il est la vie même et le maître du temps. L'argent dans sa poche est le seul avenir dont on soit sûr. La seule lumière. La seule chaleur. Cela d'ailleurs s'accompagne d'une certaine exaltation : le tintement des pièces, les billets bruissants, la somme tant de fois recalculée au dos d'une enveloppe sont autant de munitions pour soutenir le siège de la vie. On a de quoi tenir. Jusqu'au moins prochain. Jusqu'au mardi en huit. Jusqu'à ce que Machin me rende ce qu'il me doit. Jusqu'à mon anniversaire... De qui tenir... Pouvoir manger. Laver son linge. Payer surtout le loyer. Tenir. Tenir le temps de trouver à nouveau de l'argent pour pouvoir tenir encore. Et  encore.
   [...]
   Parfois, c'est la rage de manger qui éclate tout à coup. Trop de conserves. Trop de pain. Trop d'impossibles et stériles excitations. Trop de ces restaurants que l'on ne peut s'offrir. Et toutes ces envies réprimées, ces élans étouffés. On lit les menus affichés. On s'en détourne. On fuit. On regarde en coin les attablés. Les bouffeurs et leurs femmes. On a faim. Pas la faim au sens strict, non. Pas celle, physiologique, terrible et lancinante, de l'home qui meurt de faim, non. Mais faim de luxe. Faim de relâchement. De laisser-aller. Faim de parenthèses. Faim d'oubli et de paix. Faim de satiété. Grasse, bienheureuse et animale. La satiété du Pays de cocagne de Bruegel où les personnages, hors du temps et du désir, gisent gonflés, inconscients et béats, à jamais repus. Héros bienheureux du sein maternel. Chevaliers de la matrice.
   [...]
   Dormir. Dormir. Par chance rêver... Laisser le monde passer, s'user sans nous. L'entendre bruisser du fond de son lit. Des portes qui claquent. Des bruits d'eau. Des voix lointaines et déformées, comme autant de vagues qui se brisent sans nous atteindre. Laisser venir les rayons du soleil qui lentement balayent la chambre. Se lever, rien que pour pisser, e revenir aussitôt se lover dans des draps louches, rarement changés, qui sentent notre odeur. Après quelques temps, on la retrouve par plaisir. Comme le souvenir de l'utérus lointain, c'est un monde pour-soi. ET le bout de la verge, tiède d'urine, qui sèche contre le cuisse...
   On se branle aussi. Entre rêve et veille, dans ce flou matinal de l'indifférencié. Là, au fond des plis, au chaud des draps. La main scande la fugue du fantasme, cette pensée aérienne, infinie du tout possible. Mirages douillets et bienheureux. Purs au fond, sans les ennuis du vrai ou la sueur de l'autre. L'onaniste est seul, mais roi. Les images virevoltent autour de lui comme une cour empressée. Comme à la pêche, il en ferre une. Il la grossit, la pénètre, l'investit. S'en remplit, jusqu'aux moindres détails. Et devient tout à la fois le grain de la peau,le velouté du poil, la pointe crispée du sein. Pour jouir tendu et moite, au plus près de l'hallucination. Et haleter enfin, la tête renversée sur l'oreiller. Revenir, comme un nageur épuisé.
   Premiers pas sur la berge. mal de terre. ouvrir les yeux. La peinture du plafond est écaillée. Parfois des morceaux tombent la nuit et réveillent en sursaut. Au-delà des couvertures, le monde est froid. Se lever. Tituber. Le sexe déjà se recroqueville. le rêve est loin. Il ne reste des compagnes neuronales qu'une tache dans le lit. Trois fois rien. Panta rei...
   J'ai froid. je vais pisser. Dans l'évier, comme d'habitude. Les toilettes sont dans le couloir. Il faudrait pour y aller que je m'habille. je n'en ai pas le courage. Au début, je l'avais ce courage. Plus maintenant. Plus depuis longtemps. A cause de la nuit. Se lever, s'habiller, sortir endormi dans le couloir. Allumer des lumières. Ouvrir des portes. Pisser. Eteindre. Fermer. Revenir. Se déshabiller. Se recoucher et me voilà réveillé. Trop long. Trop lourd. Trop cher. Les bonnes manières ne durent qu'un temps. On glisse. "La retombée humaine", disait en souriant un vieux prêtre de mes amis, avec un mouvement de la main qui se retournait et s'effondrait comme une crêpe mollement foudroyée. La retombée humaine. C'est vite fait. On pisse la nuit dans l'évier, d'abord par exception. On se dit que c'est juste pour cette fois-ci. Que ça n'arrivera plus. Et puis on rince frénétiquement cet évier ou l'on se brosse les dents, où l'on fait sa vaisselle. Alors, on frotte, on frotte. Et la matin, dégoûté, on l'observe attentivement cet évier dénaturé. On le flaire. On l'ausculte. On se jure bien que ce sera la dernière fois. Mais, insidieusement, l'habitude s'installe. Et puis, on est seul. Alors pourquoi pas? On nettoiera, c'est tout. Et puis ce n'est jamais que soi. De soi à soi, on s'arrange. Discrétion. Autarcie. Paix.
Patrick Declerck - Les Naufragés


Pieter Bruegel l’Ancien - Le pays de Cocagne, 1567, Alte Pinakothek Munich