27 mai 2019

Ubu Roi.

Acte IV
Scène VI
LES MÊMES, entre UN OURS.

Cotice. — Hon, Monsieuye des Finances !

Père Ubu. — Oh ! tiens, regardez donc le petit toutou. Il est gentil, ma foi.

Pile. — Prenez garde ! Ah ! quel énorme ours : mes cartouches !

Père Ubu. — Un ours ! Ah ! l’atroce bête. Oh ! pauvre homme, me voilà mangé. Que Dieu me protège. Et il vient sur moi. Non, c’est Cotice qu’il attrape. Ah ! je respire. (L’Ours se jette sur Cotice. Pile l’attaque à coups de couteau. Ubu se réfugie sur un rocher.)

Cotice. — A moi, Pile ! à moi ! au secours, Monsieuye Ubu !

Père Ubu. — Bernique ! Débrouille-toi, mon ami; pour le moment, nous faisons notre Pater Noster. Chacun son tour d’être mangé.

Pile. — Je l’ai, je le tiens.

Cotice. — Ferme, ami, il commence à me lâcher.

Père Ubu. — Sanctificetur nomen tuum.

Cotice. — Lâche bougre ! 
Pile. — Ah ! il me mord ! O Seigneur, sauvez-nous, je suis mort.

Père Ubu. — Fiat voluntas tua !

Cotice. — Ah ! j’ai réussi à le blesser

Pile. — Hurrah ! il perd son sang. (Au milieu des cris des Palotins, l’Ours beugle de douleur et Ubu continue à marmotter.)

Cotice. — Tiens-le ferme, que j’attrape mon coup-de-poing explosif.

Père Ubu. — Panem nostrum quotidianum da nobis hodie.

Pile. — L’as-tu enfin, je n’en peux plus.

Père Ubu. — Sicut et nos dimittimus debitoribus nostris.

Cotice. — Ah ! je l’ai. (Une explosion retentit et l’Ours tombe mort.)

Pile & Cotice. — Victoire !

Père Ubu. — Sed libera nos a malo. Amen. Enfin, est-il bien mort ? Puis-je descendre de mon rocher ?

Pile (avec mépris). — Tant que vous voudrez.

Père Ubu (descendant). — Vous pouvez vous flatter que si vous êtes encore vivants et si vous foulez encore la neige de Lithuanie, vous le devez à la vertu magnanime du Maître des Finances, qui s’est évertué, échiné et égosillé à débiter des patenôtres pour votre salut, et qui a manié avec autant de courage le glaive spirituel de la prière que vous avez manié avec adresse le temporel de l’ici présent Palotin Cotice coup-de-poing explosif. Nous avons même poussé plus loin notre dévouement, car nous n’avons pas hésité à monter sur un rocher fort haut pour que nos prières aient moins loin à arriver au ciel.

Pile. — Révoltante bourrique.

Père Ubu. — Voici une grosse bête. Grâce à moi, vous avez de quoi souper. Quel ventre, messieurs ! Les Grecs y auraient été plus à l’aise que dans le cheval de bois, et peu s’en est fallu, chers amis, que nous n’ayons pu aller vérifier de nos propres yeux sa capacité intérieure.

Pile. — Je meurs de faim. Que manger ?

Cotice. — L’ours !

Père Ubu. — Eh ! pauvres gens, allez-vous le manger tout cru ? Nous n’avons rien pour faire du feu.

Pile. — N’avons-nous pas nos pierres à fusil ?

Père Ubu. — Tiens, c’est vrai. Et puis, il me semble que voilà non loin d’ici un petit bois où il doit y avoir des branches sèches. Va en chercher, Sire Cotice. (Cotice s’éloigne à travers la neige.
Pile. — Et maintenant, Sire Ubu, allez dépecer l’ours.

Père Ubu. — Oh non ! Il n’est peut-être pas mort. Tandis que toi, qui es déjà à moitié mangé et mordu de toutes parts, c’est tout à fait dans ton rôle. Je vais allumer du feu en attendant qu’il apporte du bois. (Pile commence à dépecer l’ours.)

Père Ubu. — Oh ! prends garde ! il a bougé.

Pile. — Mais, Sire Ubu, il est déjà tout froid.

Père Ubu. — C’est dommage, il aurait mieux valu le manger chaud. Ceci va procurer une indigestion au Maître des Finances.

Pile (à part). — C’est révoltant. (Haut.) Aidez-nous un peu, Monsieur Ubu, je ne puis faire toute la besogne.

Père Ubu. — Non, je ne veux rien faire, moi ! Je suis fatigué, bien sûr !

Cotice (rentrant). — Quelle neige, mes amis, on se dirait en Castille ou au pôle Nord. La nuit commence à tomber. Dans une heure il fera noir. Hâtons-nous pour voir encore clair.

Père Ubu. — Oui, entends-tu, Pile ? hâte-toi. Hâtez-vous tous les deux ! Embrochez la bête, cuisez la bête, j’ai faim, moi !

Ubu roi, Alfred Jarry