31 juillet 2022

C'était mieux avant

- C'est délicieux, dit Rubinstein.
Nous mastiquons respectueusement, les yeux clos.
Le fracas lui fait rouvrir tout grand les yeux. Mon assiette a explosé en un millier d'éclats, des fragments volent à travers le restaurant comme des dents, rebondissant sur le sol là où j'ai précipité l'assiette de toutes mes forces, hurlant à pleins poumons, puis je m'effondre. La violence m'a rejeté en arrière sur la banquette. Ma main gauche dégoutte de quelque chose qui ressemble à du sang et à de la sauce. Elle est étalée sur la table. Mes doigts agrippent le formica, s'y enfoncent, tentent de s'y enfoncer, les ongles pliant et se brisant contre la surface comme un parapluie dans la bourrasque. Je n'arrive pas à détacher les yeux de ma main. Je la connais, mais j'ai oublié son nom. L'extrémité des doigts est d'une blancheur étrange, que le sang a désertée. Je tremble sans pouvoir m'arrêter. La sueur dégouline le long de ma joue que je mords à l'intérieur de ma bouche. Je sens un morceau de ma joue se détachersous mes dents, les muscles de mon visage ouvrent et ferment mes yeux. Cela résonne dans ma tête. Quelqu'un hurle 
- J'en sais rien si c'est délicieux ! Je veux pouvoir dire que c'est délicieux !

[...]

- Treese...
Rubinstein se penche en avant, courbé par-dessus la table, vers moi. Il tend les mains.
Je ramène les genoux contre ma poitrine pour barrer la route à mes mains, faire cesser leur martèlement. Je veux protéger ma tumeur. Elle est triste. Tout le monde essaie de la tuer. Ils ne savent pas que ce n'est pas une chose venue d'ailleurs - c'est moi, c'est venu de moi, c'est à moi. Je l'ai fabriquée. Je ramène les genoux contre ma poitrine pour la tenir au chaud.Nous mourrons ensemble, maintenant, l'une à l'intérieur de l'autre. Comme des gens qui font l'amour.

Howard Buten - C'était mieux avant

28 juillet 2022

bah.

Il fait croire que je n'aime plus assez.
Allez tous vous faire foutre.

27 juillet 2022

Lastitude.

Il est seize heures du matin moins des poussières. Je me force à engloutir mon repas. J'ai fait un gazpacho divin avec les tomates de Saint Martin de Castillon. 
J'ai réussi à ne pas pleurer. J'ai trente ans aujourd'hui. J'ai regardé mon téléphone près de 80 fois depuis mon réveil, j'ai fait ma cohérence cardiaque mais j'ai le souffle coupé et une boule à l'estomac. Je n'ai aucune envie d'aller au resto, aucune de faire quoi que ce soit, je me sens lasse et exténuée. Mais je suis joviale au téléphone. C'est peut être juste ça, la dépression. Je consomme des antidépresseurs depuis la moitié de ma vie. Parfois j'arrête, et parfois je double les doses. Mais j'ai trouvé un taff harassant qui me plaît, des amis captivants au point de me faire oublier de broyer du noir, je dégage quelques dizaines de minutes par semaine pour faire du sport ; je vois une psy aussi chère que compétente depuis un an et demi. Bref, je me soigne. Je me soigne de ma dépendance affective, de ma peur de l'abandon, de mon envie d'attention... Un truc de lion ça, je crois.

J'ai trente ans. C'est nul. J'ai envie de pleurer. Demain je vais faire ma première biopsie, certainement en gueule de bois. La vie est courte.

26 juillet 2022

La nuit l'été

Hier soir, durant de longues heures je ne parvenais pas à m'endormir. Je me suis alors penchée dans l'encadrement de la petite fenêtre et j'ai respire les senteurs de lavande et les bruits des grillons à pleins poumons. L'éternelle pensée m'a traversé l'esprit : l'envie de partager ça avec quelqu'un, quelqu'un de chaud et tendre collé contre moi.
Et puis j'ai chassé cette pensée de la tête. Ce sont mes moments, c'est mon odeur ce soir, mon concerto nocturne, ce sont mes souvenirs. Je n'ai pas envie de les couper en deux, de les partager avec d'autres. C'est mon moment, ici, chaque été, où je frotte la vaisselle, où j'engloutis des lectures, où je mange plein de confiture le matin, où je contemple les playmobils dans la chambre d'enfant. Si on me prend ces moments là, j'aurai quoi, moi ?

*

J'avais envie de ces retrouvailles ce soir, en avais besoin. Besoin de sentir que j'ai manque à ce corps chaud et tendre, mais il est reste de marbre. Silencieux comme une belle statue, fuyant les mots, mes caresses, mon regard déçu, mes blagues. La solitude s'injectait dans mes poumons à chaque arrêt de métro qui passait en silence. Je lui acressais le genou en le scrutant à travers la vitre. Il me souriait parfois, alors je me disais qu'il y a peut être une chaque que nous fassions l'amour. 
En arrivant à la maison, j'ai eu le temps uniquement de me laver les mains en sa présence. Il n'a pas quitté ses chaussures il m'a dit je m'en vais je suis fatigue. Comme quelqu'un de fatigué de moi ; je connais si bien ce sentiment.

J'ai pleuré jusqu'à ce que le Xanax fasse son effet, seul consolateur de ma solitude. De longues minutes ont été gaspillées à envoyer tout mon chagrin rempli de haine et de colère par SMS. En vérité, j'attends encore qu'il sonne a la porte, s'excuser, me prendre dans ses bras, me dire que ça s'arrangera. Mais le temps ne ment pas. Il n'y a que la lavande qui sent toujours aussi bon par la fenêtre d'été en été. Et il faut que je l'apprécie seule.

Aimez-vous Brahms ?

Paule contemplait son visage dans la glace et en détaillait les défaites accumulées en trente neuf ans, une par une, non point avec l'affolement, l'acrimonie coutumiers en ce cas, mais avec une tranquillité à peine attentive. Comme si la peau tiède, que ses deux doigts tendaient parfois pour souligner une ride, pour faire ressortir une ombre, eût été à quelqu'un d'autre, à une autre Paule passionnément préoccupée de sa beauté et passant difficilement du rang de jeune femme au rang de femme jeune : une femme qu'elle reconnais sait à peine. Elle s'était mise devant ce miroir pour tuer le temps et cette idée la fit sourire elle découvrait que c'était lui qui la tuait à petit feu, doucement, s'attaquant à une apparence qu'elle savait avoir été aimée.

Roger devait venir à neuf heures ; il en était sept ; elle avait tout le temps. Le temps de s'allonger sur son lit, les yeux fermés, de ne penser à rien. De se détendre. De se relaxer. Mais à quoi pensait-elle de si passionnant, de si exténuant dans la journée pour devoir s'en reposer le soir? Et cette nonchalance inquiète qui la menait d'une pièce à l'autre, d'une fenêtre à l'autre, elle la reconnaissait bien. C'était celle de son enfance, les jours de pluie.

Elle entra dans la salle de bains, se pencha pour toucher l'eau dans la baignoire, et ce geste lui en rappela subitement un autre... Il y avait près de quinze ans. Elle était avec Marc, ils passaient leurs vacances ensemble pour la seconde année et déjà
elle sentait que tout cela ne pourrait durer. Ils étaient sur le voilier de Marc, la voile battait au vent comme un cœur incertain, elle avait vingt cinq ans. Et subitement elle s'était sentie envahie de bonheur, acceptant tout de sa vie, acceptant le monde, comprenant en un éclair que tout était bien. Et pour cacher son visage, elle s'était penchée sur le plat-bord, cherchant à tremper ses doigts dans l'eau fuyante. Le petit voilier avait gité, Marc lui avait lancé un de ces regards atones dont il avait le secret et, en elle, aussitôt l'ironie avait remplacé le bonheur. Bien sûr, elle avait été heureuse ensuite, avec ou par d'autres, mais jamais de cette manière totale, irremplaçable. Et ce souvenir ressemblait finalement à celui d'une promesse mal tenue. 

Françoise Sagan - Aimez-vous Brahms ?