Nos photographies, qu'on les voie ou qu'on les rêve c'est pareil. La ville est dans nos têtes comme nos corps marchent dans la ville. Et le surplomb, les hauteurs, les souterrains les musiques sont juste le film intérieur que la photographie révèle par fragments fixes, mais où c'est soi-même que d'abord on regarde-nous, ville.
C'est Montreuil. Bout de rue, mur en face. Photographie encom brée, voitures coupées par le cadre. Signes parasites: réverbère, passage piéton (mais pas de piéton). J'aurais pu faire cette image, y compris avec mon téléphone. Derrière le mur, la vieille industrie. Le geste pho tographique même annulé par l'arbitraire du quotidien dans l'image. Et pourtant, cela représente: me représente, ce que je fais dans la ville, et ce à quoi elle me contraint, la promesse avortée qu'elle est.
Il parait que c'est la Bretagne. On construit des maisons indivi duelles à bas prix en parpaings gris. Dans l'une des images, les étais de font que la maison est trouée par le paysage extérieur. Bien sûr on entre par le garage. Dans l'autre, le béton est lissé, la fenêtre scellée, l'intérieur clos, la vie derrière un rideau. Qui sommes-nous pour imposer pareille mesquinerie de cubes au monde, que reste-t-il d'ambition dans ce que le ciment ferme? Sauf qu'on est dans l'expé rience de l'observatoire, et que ce pavillon s'est installé dans le champ sans rien demander à personne - un changement de propriétaire entraînera un changement de rideau et voilà: c'est donc le hasard qui est le vrai photographe?
De même cette flaque d'eau mince dans la terre argileuse et maigrement rayée par les machines qui la cultivent, lorsque s'y reflète la ligne maigre aussi des lotissements où la ville trouve sa limite, mais grandit sans frontière. La même distance surprenante qu'à ces mêmes lotissements dans leurs enchevétrements marquetés dans Google Street View (et noter que des peintres comme Philippe Cognée utilisent le même vocabulaire, les mêmes outils, et qu'une médiation par le geste photographique est incluse dans le processus d'élaboration qui évacue ensuite le photographique). La terre détrempée signifierait que nous et nos maisons ne sont que flaques dans la météo du monde? Ce serait trop simple: ces photographes-là ont inventé que l'image nous rejoint autrement que par l'émotion, et nous avons à nommer cette emprise, où la ville et la photographie se conjuguent l'une par l'autre.
Nos routes traversent le paysage et le transforment. Le fossé a été réglé par un engin industriel. La bifurcation à droite est repérée sur les cartes. Le chemin qui va tout droit ne dit pas où il va. Restent les arbres, ceux qu'on a bien voulu laisser pour qu'ils se croient inamovibles. Il y a une ligne électrique, aussi. Ce que nous avons fait collectivement à la Terre ici se mesure de saison en saison: il ne peut plus rien arriver de pire à ce vide. Ce que nous lisons, ce sont nos signes.
[...]
François Bon, Hommage, apogée et clôture de la photographie urbaine.