Lettre XLVI
Usbek à Rhedi
à Venise
[...] Le premier objet d'un homme
religieux ne doit-il pas être de plaire à la divinité, qui a établi la
religion qu'il professe? Mais le moyen le plus sûr pour y parvenir est
sans doute d'observer les règles de la société et les devoirs de
l'humanité; car, en quelque religion qu'on vive, dès qu'on en suppose
une, il faut bien que l'on suppose aussi que Dieu aime les hommes,
puisqu'il établit une religion pour les rendre heureux ; que s'il aime
les hommes, on est assuré de lui plaire en les aimant aussi,
c'est-à-dire en exerçant envers eux tous les devoirs de la charité et de
l'humanité, et en ne violant point les lois sous lesquelles ils vivent.
[...]
Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière: "Seigneur, je
n'entends rien dans les disputes que l'on fait sans cesse à votre sujet.
Je voudrais vous servir selon votre volonté; mais chaque homme que je
consulte veut que je vous serve à la sienne. Lorsque je veux vous faire
ma prière, je ne sais en quelle langue je dois vous parler. Je ne sais
pas non plus en quelle posture je dois me mettre: l'un dit que je dois
vous prier debout ; l'autre veut que je sois assis ; l'autre exige que
mon corps porte sur mes genoux. Ce n'est pas tout: il y en a qui
prétendent que je dois me laver tous les matins avec de l'eau froide ;
d'autres soutiennent que vous me regarderez avec horreur si je ne me
fais pas couper un petit morceau de chair. Il m'arriva l'autre jour de
manger un lapin dans un caravansérail. Trois hommes qui étaient auprès
de là me firent trembler: ils me soutinrent tous trois que je vous avais
grièvement offensé ; l'un, parce que cet animal était immonde ;
l'autre, parce qu'il était étouffé ; l'autre enfin, parce qu'il n'était
pas poisson. Un brachmane qui passait par là, et que je pris pour juge,
me dit: " Ils ont tort: car apparemment vous n'avez pas tué vous-même
cet animal. - Si fait, lui dis-je. - Ah! vous avez commis une action
abominable, et que Dieu ne vous pardonnera jamais, me dit-il d'une voix
sévère. Que savez-vous si l'âme de votre père n'était pas passée dans
cette bête? " Toutes ces choses, Seigneur, me jettent dans un embarras
inconcevable: je ne puis remuer la tête que je ne sois menacé de vous
offenser; cependant je voudrais vous plaire et employer à cela la vie
que je tiens de vous. Je ne sais si je me trompe ; mais je crois que le
meilleur moyen pour y parvenir est de vivre en bon citoyen dans la
société où vous m'avez fait naître, et en bon père dans la famille que
vous m'avez donnée.
A Paris, le 8 de la lune de Chabban, 1713.
* * *
Lettre LXXXIII
Usbek à Rhedi
à Venise
[...] Les hommes peuvent faire des injustices, parce qu’ils ont
intérêt de les commettre et qu’ils préfèrent leur propre satisfaction à
celle des autres. C’est toujours par un retour sur eux-mêmes qu’ils
agissent: nul n’est mauvais gratuitement. Il faut qu’il y ait une raison
qui déterminé, et cette raison est toujours une raison d’intérêt.
Mais il n’est pas possible que Dieu fasse jamais rien d’injuste; dès
qu’on suppose qu’il voit la justice, il faut nécessairement qu’il la
suive, car, comme il n’a besoin de rien, et qu’il se suffit à lui-même,
il serait le plus méchant de tous les êtres, puisqu'il le serait sans
intérêt.
Ainsi, quand il n'y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer
la justices; c'est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être
dont nous avons une si belle idée, et qui, s'il existait, serait
nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion,
nous ne devrions pas l'être de celui de l'équité.
De Paris, le premier de la lune de Gemmadi 1, 1715.
Montesquieu - Lettres Persannes