17 juin 2025

L'amie prodigieuse


Je ne suis pas nostalgique de notre enfance: elle était pleine de violence. Il nous arrivait toutes sortes d'his-toires, chez nous et à l'extérieur, jour après jour; mais je ne crois pas avoir jamais pensé que la vie qui nous était échue fût particulièrement mauvaise. C'était la vie, un point c'est tout: et nous grandissions avec l'obliga-tion de la rendre difficile aux autres avant que les autres ne nous la rendent difficile. Bien sûr, j'aurais aimé avoir les manières courtoises que prêchaient la maîtresse et le curé, mais je sentais qu'elles n'étaient pas adaptées à notre quartier, même pour les filles. Les femmes se bat-taient entre elles encore plus que les hommes, elles s'agrippaient par les cheveux et se faisaient mal. Se faire mal, c'était une maladie. Quand j'étais petite, j'avais imaginé que des bêtes minuscules, presque invisibles, venaient la nuit dans notre quartier: elles sortaient des étangs, des wagons désaffectés de l'autre côté du terre-plein et des herbes nauséabondes qu'on appelait des fetienti, elles sortaient des grenouilles, salamandres et mouches, des pierres et de la poussière, et elles péné-traient l'eau, la nourriture et l'air, rendant nos mères et nos grand-mères aussi enragées que des chiennes as-soiffées.

Elena Ferrante, L'amie Prodigieuse