Il y a un peu moins d’un quart de siècle, papa, maman et moi sommes montés en voiture avec nos sacs, nos vêtements, mes peluches, un bon pique nique. Maman avait encore sa canne et les cheveux très courts, elle se rétablissait tout juste de son opération. On a démarré et on est partis loin. On a traversé la Tchéquie, l’Autriche, l’Allemagne... certainement d’autres pays mais je ne me souviens que de la frontière allemande où nous avons dû passer la nuit pour un problème de pneus mal homologués sur la voiture. Nous étions en 1999, c’était l’été, ma mère tirait la tronche et moi j’étais contente de partir à l’aventure. L’aventure qui ne s’est jamais arrêtée. Maman a dit au revoir à sa maman à elle, à son papa, à ses copines, sans vraiment vouloir les quitter, sans vouloir partir du tout, en fait. Pour aller à 2900 kilomètres. Pour toujours.
Je crois qu’elle a des lunettes de soleil sur toutes les photos parce qu’elle avait les yeux gonflés de larmes de laisser son appartement offert par mamie à son mariage, ses parents qui commençaient à l’époque à être un petit peu vieux, ses amies qu’elle connaissait depuis la primaire, le quartier où elle a passé tant d’heures à me promener en poussette, sa collection de coquillages, notre chien - mon chien adoré. On se déracinait, et moi je ne m’en rendais pas compte. J’avais sept ans.
Je me souviens de ma mère qui fond en larmes en regardant pour la première fois le bouleau qui poussait face à notre balcon. Puis, ça s'est enchaîné vite. Je me souviens du canapé vert à carreaux jaunes, je me souviens des entrainements interminables de gymnastique, je me souviens du premier film vu au cinéma avec la classe, je me souviens des cyprès sur le chemin de l’école, puis du collège, des bonnes notes, des premières lattes, des premiers petits-copains, du lycée, des poèmes appris par cœur, des mauvaises notes, des premières bières, des amitiés qui ont depuis pris quelques rides.
J’étais une graine qui a bien pris et qui a bien germé dans le terreau de Montpellier, j’étais acclimatée. Je ne sais pas si maman a aussi bien poussé que moi. Si tous les sacrifices qu’elle a vécus ont fait de belles feuilles, si elle a pu saluer de ses branches tous les humains qu’elle aimait et qui sont restés si loin. Je ne sais pas comment elle a raciné, maman, ici, en France.
Aujourd’hui, je me dois d’avoir une tige robuste, m’autoriser à fléchir, comme le roseau, mais ne pas me déraciner. Car c’est au tour de papa de s’arracher, de semer ailleurs. Tout comme un quart de siècle auparavant, il a pris quelques affaires et s’est mis à conduire. Cette fois-ci il y a très peu d’affaires, le pique nique n’est sûrement pas aussi garni qu’en 99, ce n’est même pas sa voiture qu’il est en train de piloter. Heureusement, ça fait longtemps qu’on n’a plus de chien. Il 'y a donc personne pour garder notre appartement à Kiev. Mais qui pourrait le protéger d'un bombardement ? Papa a laissé les t-shirt camouflage dans le dressing, les bégonias sur le balcon, les photos de famille dans les tiroirs, des restes de pied de porc au frigo. Papa a pris la voiture comme il y a vingt trois ans, et est en route pour Montpellier. Il voyage léger. Papa est réfugié de guerre.