05 janvier 2021

Pommes et foie gras.

 L'odeur du foie gras m'a toujours rappelé mon chien. Ce sont les mêmes vapeurs allègres de chair cuite putréfié qui se dégageaient de sa gueule chaude et de sa robuste et visqueuse langue, à la fois rêche et rose, lorsqu'il venait me donner un de ses bécots baveux, pendant que je ramassais des pommes au fond du jardin, afin de les lui jeter. Mes petits pieds ensandalés s'enfonçaient dans la terre noire et mousseuse, ignorant les piqûres des orties, et les griffes des ronces. Tout était très rituel : je scrutais l'horizon du haut de mes 90 centimètres, je localisais les bosses brillantes, rouges roses et jaunes, que formaient les pommes au sol. Je repérais les plus belles. Je me dirigeais vers elles, je les empoignais de mes petites mains et je les retournais.

Quelle était ma déception, quand, la plupart du temps, je trouvais le côté enfoncé dans la terre rongé par des vers, des limaces ou des écureuils. Cela me dégoûtait et me décevait un peu. Je laissais tomber la pomme là où je l'avais trouvée et je poursuivrais ma quête. Il me fallait faire au moins quelques mètres avant de tomber sur une belle pomme toute lisse, brillante, pas encore souillée par les miracles des sous-bois. Je l'auscultais alors avec fierté, l'astiquais avec mon débardeur, et jetais un regard malicieux à Jeep. Il frémissait d'impatience. Si par hasard je n'arrivais pas à croiser ses petits yeux marrons parce qu'il était trop occupé à chasser les crapauds, je criais son nom de ma voix aiguë. Jeeeeeep !

Il faisait volte-face, le museau braqué en direction de ma main, qui tenait la pomme déjà bien haut au dessus de ma tête. Je n'avais pas besoin de lui crier "assis", il s'accroupissait de lui-même, sans poser ses flancs au sol, prêt à bondir dès lors que le fruit aurait quitté ma paume.

En prenant de l'élan, en pliant mon bras et en le ramenant vers l'arrière, près de mon oreille, Jeep bondissait. Je n'avais pas à choisir la direction dans laquelle jeter la pomme, il le faisait à ma place. Lorsque je balançais le fruit de toutes mes forces, l'immense chien avait déjà parcouru quelques mètres. Alors, je voyais, comme au ralenti, la pomme le dépasser et le rattraper au-dessus de sa gueule, et lui, freinant sa course, bondir à plusieurs dizaines de centimètres du sol pour la rattraper, se contorsionnant dans les airs dans une figure digne d'un dragon. 

C'était l'un de ses surnoms : "Dracocha", qui signifie petit dragon. Et son haleine fétide, malgré un régime essentiellement composé de pommes chassées lors de nos virées, avait l'odeur du foie gras.