18 décembre 2020

Une prière pour Owen.

Tous les jours ici, il y a deux sujets de discussion : que va-t-on manger et qui va se rendre en bateau jusqu'au port pour acheter la nourriture et les articles de première nécessité. Voici la liste des achats de base :
          essence
          piles
          pansements adhésifs
          maïs (s'il y en a)
          bombe antimoustiques viande hachée et petits pains (en quantité)
          oeufs
          lait
          farine
          beurre
          bière (en abondance)
          fruits frais (s'il y en a)
          bacon
          tomates
          épingles à nourrice (pour Prue)
          citrons
          appâts vivants

Je laisse les plus jeunes enfants me montrer comment ils savent piloter un canot. Je laisse Charlie Keeling m'apprendre à pêcher ; je m'amuse beaucoup à attraper des perches - un jour par an. Je participe à tous les travaux urgents ou prétendus tels : les Ormsby ont besoin de reconstruire leur pont, les Gibson remplacent des bardeaux sur le toit du hangar.

Chaque jour, je me porte volontaire pour aller au port; faire le marché pour une grande famille est un régal, sachant que c'est pour peu de temps. J'emmène un gosse ou deux avec moi, car leur joie à piloter le canot me fait plaisir. Et je partage régulièrement ma chambre avec l'un des petits Keeling - ou plutôt c'est l'enfant qu'on oblige à partager sa chambre avec moi. Je m'endors en écoutant l'étonnante complexité d'une respiration d'enfant endormi, le cri d'un palmipède sur la mer obscure, le clapotis des vagues sur le rivage. Et le matin, longtemps avant que l'enfant ne s'agite, j'écoute les mouettes et je revois la camionnette rouge sillonnant la route côtière entre Hampton Beach et Rye Harbor ; j'entends les cris rauques des corbeaux batailleurs, dont les harangues stridentes me rappellent que je viens de m'éveiller dans le monde réel, le monde que je connais, après tout.

Pendant un moment, avant que les corbeaux n'entament leurs croassantes disputes, je peux imaginer qu'ici, à Georgian Bay, j'ai découvert ce qu'on appelait jadis le Nouveau Monde, que je viens de débarquer sur le territoire vierge que Watahantowet vendit à mon ancêtre. Car, à Georgian Bay, il est possible d'imaginer l'Amérique du Nord telle qu'elle était avant que les États-Unis ne commencent à tout saccager avec leur cruelle imprévoyance.

John Irving, Une prière pour Owen.