28 août 2020

L'attrape-coeurs.

C'était dimanche et donc Phoebé serait pas là avec sa classe et le temps était humide et pourri mais quand même j'ai traversé le parc jusqu'au Musée d'Histoire Naturelle. Je savais que c'était de ce musée-là qu'elle parlait, la gosse aux patins. Je connaissais par coeur la routine des visites au musée. Phoebé allait à la même école où j'allais quand j'étais petit et on se tapait tout le temps le musée. On avait ce prof, Miss Aigletinger, qui nous y emmenait presque tous les samedis. Parfois on observait les animaux et d'autres fois on regardait ce que les Indiens avaient fait dans les temps anciens. Poterie, et paniers tressés et tout ce fourbi. Quand j'y repense je suis tout content. Même à présent. Je me souviens qu'après avoir examiné les trucs des Indiens on se rendait généralement dans le grand auditorium pour voir un film. Christophe Colomb. Ils passaient tout le temps Christophe Colomb découvrant l'Amérique que, ce mal qu'il avait eu à décider Frédéric et Isabelle à lui prêter le fric pour acheter des bateaux et puis les marins qui se mutinaient et tout. Le père Colomb on s'en foutait un peu mais on avait toujours plein de caramels et de chewing-gums et à l'intérieur de l'auditorium ça sentait vachement bon. Ça sentait comme s'il pleuvait dehors, même si en vrai il pleuvait pas, et qu'on aurait été dans le seul endroit au monde qui soit plaisant, sec, confortable. Je l'aimais, ce sacré musée. Je me souviens que pour aller à l'auditorium on traversait toute la salle des Indiens. C'était une longue longue salle et on pouvait parler qu'à voix basse. La maîtresse marchait en tête et la classe suivait en bon ordre. Une double rangée de mômes. Moi, en général, j'étais à côté d'une fille qui s'appelait Gertrude Levine. Il fallait tout le temps que je lui donne la main et sa main était tout le temps moite ou poisseuse. Le sol était en pierre et si on avait des billes et qu'on les laissait tomber elles rebondis sont comme des dingues dans un boucan de tous les diables, et la maîtresse arrêtait les rangs et revenait sur ses pas pour voir ce qui arrivait. Mais Miss Aigletinger, elle se fâchait jamais. Ensuite, on défilait devant cette longue longue pirogue, à peu près aussi longue que trois Cadillac mises bout à bout, avec dedans une vingtaine d'Indiens, quelques-uns qui pagayaient, d'autres qui se contentaient de prendre des airs de durs, et tous le visage barbouillé de peintures de guerre. Il y avait à l'arrière du canot un type très impressionnant qui portait un masque. C'était le sorcier, Il me donnait la chair de poule mais je l'aimais bien quand même. Et puis, si en passant quelqu'un touchait une pagaie ou quoi, un des gardes recommandait « On ne touche pas, les enfants» mais c'était dit d'une voix aimable, pas comme l'aurait die un sale flic ni rien. Ensuite on longeait une grande vitrine avec dedans des Indiens qui frottaient des bâtons l'un contre l'autre pour faire du feu, et une squaw tissant une couverture. Cette squaw tissant la couverture était courbée sur son ouvrage et on voyait ses seins et tout. On s'en mettait plein les mirettes, même les filles qu'étaient que des gamines avec pas plus de seins que les garçons. Enfin, juste à l'entrée de l'auditorium, tout près de la porte, y avait l'esquimau. Il était assis au bord d'un trou dans un lac gelé et il pêchait. On voyait déjà au bord du trou deux poissons qu'il avait attrapés. Ouah, ce musée était plein de vitrines. Y en avait encore plus à l'étage avec dedans des cerfs qui buvaient l'eau d'une mare et des oiseaux qui gagnaient le sud pour y passer l'hiver. Les oiseaux les plus proches étaient empaillés et pendus à des fils, et ceux du fond étaient simple ment peints sur les murs mais ils donnaient tous l'impression de voler vraiment vers le sud et si on pencher la tête, et si en quelque sorte on les regardait par en dessous ils semblaient encore plus pressés de voler vers le sud. Ce qui était extra dans ce musée c'est que tout restait toujours exactement pareil. Y avait jamais rien qui bougeait. Vous pouviez venir là cent mille fois et chaque fois cet esquimau aurait tout juste réussi à attraper ses deux poissons, les oiseaux seraient toujours en route vers le sud, les deux cerfs, avec toujours leurs beaux bois et leurs pattes fines, boiraient toujours dans la mare, et cette squaw au sein nu tisserait toujours la même couverture. Rien ne serait différent. Rien, excepté vous. Vous seriez différent. Certainement pas beaucoup plus vieux. Vous seriez juste différent, c'est tout. Cette fois-ci vous auriez un manteau. Ou bien le gosse qui vous donnait la main la fois précédente aurait la scarlatine et on vous aurait attribué un nouveau compagnon. Ou bien ce serait une suppléante qui serait en charge de la classe à la place de Miss Aigletinger. Ou vous auriez entendu vos parents se disputer très fort dans la salle de bains. Ou vous seriez juste passé dans la rue près d'une de ces flaques avec dedans des arcs en-ciel de mazout. Je veux dire que d'une manière ou d'une autre vous seriez différent. Je peux pas expliquer. Et même si je pouvais, je suis pas sûr que j'en aurais envie.

Salinger - L'attrape-coeurs