Lulu retira son orteil de la fente du drap et agita un peu les pieds, pour le plaisir de se sentir alerte auprès de cette chair molle et captive. Elle entendit un gargouillis : un ventre qui chante, ça m’agace, je ne peux jamais savoir si c’est son ventre ou le mien. Elle ferma les yeux : ce sont des liquides qui glougloutent dans des paquets de tuyaux mous, il y en a comme ça chez tout le monde, chez Rirette, chez moi (je n’aime pas y penser, ça me donne mal au ventre). Il m’aime, il n’aime pas mes boyaux, si on lui montrait mon appendice dans un bocal, il ne le reconnaîtrait pas, il est tout le temps à me tripoter mais si on lui mettait le bocal dans les mains il ne sentirait rien, au-dedans, il ne pensait pas “c’est à elle”, on devrait pouvoir aimer tout d’une personne, l'oesophage et le foie et les intestins. Peut-être qu’on ne les aime pas par manque d’habitude, si on les voyait comme ils voient nos mains et nos bras peut-être qu’on les aimerait; alors les étoiles de mer doivent s’aimer mieux que nous, elles s’étendent sur la plage quand il fait soleil et elles sortent leur estomac pour lui faire prendre l’air et tout le monde peut le voir; je me demande pas où nous ferions sortir le nôtre, par le nombril. Elle avait fermé les yeux et des disques bleus se mirent à tourner, comme à la foire, hier, je tirais sur les disques avec des flèches de caoutchouc et il y avait des lettres qui s'allument, une à chaque coup et elles formaient un nom de ville, il m’a empêchée d’avoir Dijon au complet avec sa manie de se coller contre moi par-derrière, je déteste qu’on me touche par-derrière, je voudrais n’avoir pas de dos, je n’aime pas que les gens me fassent des trucs quand je ne les vois pas, ils peuvent s’en payer et puis on ne voit pas leurs mains, on les sent qui descendent ou qui montent, on ne peut pas prévoir où elles vont, ils vous regardent de tous leurs yeux et vous ne les voyez pas, il adore ça; jamais Henri n”y aurait songé mais lui il ne pense qu’à se mettre derrière moi et je suis sûre qu’il fait exprès de me toucher le derrière parce qu’il sait que je meurs de honte d’en avoir un, quand j’ai honte ça l’excite mais je ne veux pas penser à lui (elle avait peur), je veux penser à Rirette. Elle pensait à Rirette tous les soirs à la même heure, juste au moment où Henri commençait à bredouiller et à gémir. Mais il y eut de la résistance, l’autre voulait se montrer, elle vit même un instant des cheveux noirs et crépus et elle crut que ça y était et elle frissonna parce qu’on ne sait jamais ce qui va venir, si c’est le visage ça va, ça passe encore, mais il y a des nuits qu’elle avait passées sans fermer l’oeil à cause des sales souvenirs qui étaient remontés à la surface, c’est affreux quand on connait tout d'un homme et surtout ça. Henri, ça n’est pas la même chose, je peux l’imaginer de la tête aux pieds, ça m’attendrit, parce qu’il est mou, avec une chair toute grise sauf le ventre qui est rose, il dit qu’un homme bien fait, quand il est assis, son ventre fait trois plis, mais le sien en a six, seulement il les compte de deux en deux et il ne veut pas voir les autres. Elle éprouva de l’agacement en pendant à Rirette : “Lulu, vous ne savez pas ce que c’est qu’un beau corps d’homme.” C’est ridicule, naturellement si, je sais ce que c’est, elle veut dire un corps dur comme la pierre, avec de muscles, j’aime pas ça. Patterson avait un corps comme ça, et moi je me sentais molle comme une chenille quand il me serrait contre lui; Henri, je l’ai épousé parce qu’il était mou, parce qu’il ressemblait à un curé. Les curés c’est doux comme les femmes avec leurs soutanes et il paraît qu’ils ont des bas. Quand j’avais quinze ans, j’aurais voulu relever doucement leur robe et voir leurs genoux d’hommes et leurs caleçons, ça me faisait drôle qu’ils aient quelque chose entre les jambes; dans une main j’aurais pris la robe et l'autre main je l’aurais glissée le long de leurs jambes, en remontant jusque là où je pense, c’est pas que j’aime tellement les femmes, mais un machin d’homme, quand c'est sous une robe, c’est douillet, c’est comme une grosse fleur. Ce qu’il y a c’est qu’en réalité on ne peut jamais prendre ça dans ses mains, si seulement ça pouvait rester tranquille, mais ça se met à bouger comme une bête, ça durcit, ça me fait peur, quand c’est dur et tout droit en l’air c’est brutal; ce que c’est sale, l’amour. Moi j’aimais Henri parce que sa petite affaire ne durcissait jamais, ne levait jamais la tête, je riais, je l’embrassais quelquefois, je n’en avais pas plus peur que de celle d’un enfant; le soir, je prenais sa douce petite chose entre mes doigts, il rougissait et il tournait la tête de côté en soupirant, mais ça ne bougeait pas, ça restait bien sage dans ma main, je ne serrais pas, nous restions longtemps ainsi et il s’endormait. Alors je m’étendais sur le dos et je pensais à des curés, à des choses pures, à des femmes, et je me caressais le ventre d’abord, mon beau ventre plat, je descendais les mains, je descendais et c’était le plaisir; le plaisir il n’y a que moi qui sache me le donner.
Intimité, recueil de nouvelles "Le Mur" - Jean-Paul Sartre