Vacances bulgom à Boulogne-Billancourt
Boulogne-Billancourt ; l'appartement de mes grands-parents est haut perché sur la carte de France, une nuit entière en train-couchette, et presque au sommet d'une tour d'où j'aperçois, dans l'obscurité, en me hissant sur la pointe des pieds, le nez écrasé contre la fenêtre à double vitrage, un ballet incessant de points lumineux.
J'adore m'y lever. Je me lève tôt, il fait souvent très gris parce que c'est l'automne ou l'hiver. Parfois il bruine. Je tourne la manivelle du volet roulant, il se détend, latte après latte en pointillés bleu nuit, j'entends, protégée par la distance, le grouillement des voitures sur le boulevard, minuscules et vibrantes présences. Je serre la ceinture de ma robe de chambre, je suis bien, dans cette feutrine douce et rose que je n'emporte jamais lorsque je quitte Boulogne ; c'est comme les chaussettes pantoufles qui montent jusqu'aux genoux, elle appartient à l'appartement surchauffé, assiégé par la ville et inaccessible au tumulte. ça sent le café. J'ouvre la porte, je frotte mes yeux éblouis par la lumière de la cuisine et aussitôt, j'appuie ma joue contre l'éponge rose du peignoir de ma grand-mère, son odeur de Soupline lavande. Café-lessive, voilà ce que sent Boulogne le matin ; ensuite elle a le gout des boudoirs amollis dans le thé, que je repêche à la cuiller, et des grosses tartines à la confiture d'abricot tranchées par mon grand-père. La petite table en formica jouxte une grande vitre qui bleuit avec le jour, constellée de traces de doigts. Je regarde pâlir les tours, je ne me rappelle plus leur nombre, la petite cité couverte de carreaux blancs gris noirs comme une gigantesque cuisine, luisante de pluie, froide, c'est joli.
Boulogne-Billancourt, c'est la permission de la vie intérieure. Je passe des heures à tourner les manivelles de boîtes à musique miniatures, collectionnées par ma grand-mère, je dessine, d'habitude le dessin m'ennuie, les feuilles directement posées sur le bulgom aux motifs moelleux ; j'appuie fort avec les feutres, de trace des bonshommes crénelés, des maisons aux murs ondulés, des vagues d'herbe, des soleils tremblotants. Le jour ne vient jamais vraiment, il me semble, ou bien c'est cette lumière terne qui oblige à allumer les lampes, halos jaunes et blancs et tièdes et rassurants. Nous sortons peu, sauf pour aller au Prisunic au pied de l'immeuble, seule,s ma cousine et moi, des piécettes plein les poches. Nous essayons des rouges à lèvres, des fards à paupières, nous appuyons sur le pschitt des déodorants, nous feuilletons des carnets à spirale, des cahiers à feuilles granuleuses, nous lorgnons sur les stylos en pochettes multicolores et sur les bagues réglables ne forme de pomme ou de coccinelle. Je n'achète rien, le plus souvent la simple idée de m'être promenée sans surveillance, dans ce supermarché plein de néons et de parfums bon marché, plutôt que d'avoir joué dehors, pour une fois, suffit à me réjouir. On nous emmène de temps en temps au Jardin d'acclimatation ou à Paris, au musée Grévin. Mais ce que je préfère c'est Boulogne-Billancourt, le quatre-pièces aux tapis doux, situé quelque part entre "route de la Reine", et "rond-point Rhin et-Danube", papiers-peints fleuris, les ampoules allumées en plein jour, le thé chaud à quatre heures avec des biscuits secs au kilo, leurs messages en relief qui se dissolvent dans mon bol -
Je suis une souris, Vive les vacances, Mange ta soupe ! - et plus il fait froid dehors, plus il pleut, plus il fait nuit tôt, lumières orangées et lointaines des lampadaires, des phares, cassette Walt Disney dans le salon ou projection de film maison en super-huit, le corps savonné passé dans un pyjama pelucheux, plus c'est douillet, plus c'est des vraies vacances, Boulogne-Billancourt.
Petit éloge des grandes villes, Valentine Gody.