Cet
homme devait s'appeler Rapahael (ou Didier). Lunettes fines, noires,
la cinquantaine. Sec. Fin. Sévère et doux à la fois. Et
réservé. Des rides et des crevasses peuplaient discrètement son
visage parsemé d'une barbe de la veille plus salée que poivrée. Il
avait un ai extrêmement grave et attristé. Il enveloppait de ses
doigts propres et virils les mains de sa compagne qui regardait
lassement par la fenêtre. Était-ce leur dernière entrevue ?
Était-ce leur énième dispute ? Était-ce une soirée comme les
autres ?
Il
avait l'expression d'un enseignant-chercheur fatigué par ses élèves,
ses longues lectures et las de son bureau gris. Ses sourcils
écrivaient nettement sur son front : « je voudrais vivre un
peu plus ». Il dut avoir une jeunesse banale, une enfance
paisible, des chagrins d'amour fades, des nuits calmes, des soirées
propres. Peut-être que sa mère était morte il y a deux ou trois
ans, peut être que son père avait un début d’Alzheimer et devait
être placé en maison de retraite. Il devait être enfant unique,
peut être grand demi frère d'une jeune femme d'une vingtaine
d'années sa cadette. Il n'aurait rien eu à voir avec elle. Il
allait au cinéma, seul, environ une fois par mois et racontait d'un
air passionné les résumes de films qu'il a vus, qui l'étaient
moins. Peut-être avait-il fait du piano, mais il a sans doute arrêté
il y a quelques années, lors de sa crise de la quarantaine arrivée
avec bien du retard. Elle ne l'avait pas bouleversé. Juste pris un
coup de vieux. Juste son cerveau qui s'est un peu illuminé de cet
éclat un peu terne qui précède la vieillesse et envoie des signaux
d'alerte à tout l'être : « vis,vis, tu as passé plus de la
moitié de ta vie à tout faire comme il faut ce qui revient à ne
rien faire du tout. Alors prends la main de cette chinoise et baise
la ce soir, fais lui l'amour tendrement comme pour la première et la
dernière fois. Dis lui je t'aime. Dis toi que c'est la première et
la dernière fois. Vis cette nuit tout ce que tu n'as pas vécu
durant tes cinquante années, au moins avec ton sexe. Et comme ça,
quand demain tu te feras percuter par une voiture au premier
croisement en sortant de chez toi pour aller travailler, sur la
couchette de l'ambulance, qui n'arrivera pas à te ramener vivant à
l'hôpital, tu te diras paisiblement : "heureusement que je n'ai pas dormi
cette nuit". »