30 mai 2011

Tous les matins du monde.

   Mademoiselle de Sainte Colombe ôta brusquement le drap de son lit. Monsieur Marais recula avec tant de précipitation qu'il détacha le rideau de lit qu'il déplia. Elle avait relevé sa chemise pour descendre, il lui voyait les cuisses et le sexe tout nus. Elle posa les pieds nus sur le carrelage en poussant un petit cri, tendit l'étoffe de sa chemise de dessous, la lui montra, ila lui mit entre les doigts, lui disant :
   "L'amour que tu me portais n'étais pas plus gros que cet ourler de  ma chemise.
   - Tu mens."
   Ils se turent. Elle posa sa main décharnée sur le poignet plein de rubans de Marin Marais et lui dit :
   "Joue, s'il te plaît."
   [...]


CHAPITRE XXV

   Elle soufflait. Elle approcha ses yeux du carreau de la fenêtre. Au travers des bulles d'air qui y étaient prises, elle vit Marin Marais qui aidait sa sœur à monter dans le carrosse. Lui-même posa son talon à torsades d'or et de rouge sur le marchepied, s'engouffra, ferma la porte dorée. la nuit venait. Pieds nus, elle chercha un chandelier puis elle fouilla dans sa garde-robe, se mit à quatre pattes, ramena un vieux soulier jaune plus ou moins brûlé ou du moins racorni. En prenant appui sur la cloison et s'aidant de l'étoffe de ses robes, elle se remit debout et revint vers le lit, avec la chandelle et le soulier. Elle les posa sur la table qui était à son chevet. Elle soufflait comme si les trois quarts du souffle dont elle disposait étaient taris. Elle marmonnait aussi :
   "Il ne désirait pas être cordonnier."
   Elle répétait cette phrase. Elle reposa ses reins contre le matelas et le bois de son lit. Elle ôta un grand lacet des œillets du soulier jaune qu'elle reposa près de la chandelle. Minutieusement, elle fit un nœud qui coulissait. Elle se redressa et rapprocha le tabouret que Marin Marais avait pris et sur lequel il s'était assis. Elle le tira sous la poutre la plus proche de la fenêtre, grimpa à l'aide du rideau de son lit sur le tabouret, parvint à fixer par cinq ou six tours ce lacet à une grosse pointe qui se trouvait là et introduisit sa tête dans le nœud et le serra. Elle eut du mal à faire tomber le tabouret. Elle piétina et dansa longtemps avant qu'il tombe. Quand ses pieds rencontrèrent le vide, elle poussa un cri ; une brusque secousse prit ses genoux.


CHAPITRE XXVI

   Tous les matins du monde sont sans retour.


Quignard / Corneau - Tous les matins du monde