28 août 2018

L'art Brut. // Les derniers paragraphes.

   « On s’est souvent étonné du fait que tant de pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques se mettaient subitement à dessiner, sans avoir généralement aucune formation artistique, et en faisant preuve parfois de dons insoupçonnés. Pour être exact, il faudrait dire qu’ils recommencent à dessiner, puisqu’ils ne font que renouer avec une activité enfantine universelle. Il ne s’agit donc jamais que d’une interruption de la pratique du dessin. Mais alors, ne devrait-on pas plutôt s’étonner de ce que cette interruption soit définitive chez les individus ‘normaux’ ? A-t-on seulement essayé d’expliquer le tarissement général de l’expression graphique vers l’age de douze ans dans les sociétés occidentales ? Ne serait-ce pas que l’activité plastique représente une ‘décharge libidinale’ incompatible avec notre mode de vie, et qu’elle appelle soit un encadrement culturel (par le ‘système des beaux arts’), soit un refoulement pur et simple ? C’est en quelque sorte la rançon que nous devrions payer pour acquérir le maniement de la pensée abstraite, la maîtrise technique, le rendement matériel, valeurs cardinales de notre civilisation.
   S’il en est ainsi, on s’étonnera moins que les individus marginaux, dont le dressage éducatif a raté, ou qui, par tempérament sont rebelles aux normes sociales, et qui sont désignés de ce fait comme anormaux – schizophrènes ou non – perpétuent ou redécouvrent une faculté d’invention sacrifiée par notre culture. La détention, plus particulièrement, est propice à la création imaginative. Elle est comparable à un demi-sommeil. Elle entraîne une désaffection sociale et un déclin du ‘principe de réalité’. Le monde ambiant cesse d’être envisagé dans un sens instrumental et laisse transparaître les investissements pulsionnels sur le fondement desquels il s’est originairement construit. » 


Michel Thévoz, L'art Brut, 1975.