31 janvier 2019

Beige Mitterrand.

La première fois que j'ai rencontre l'expression "beige Mitterrand", c'était sous la plume de Frédéric Dard, dans l'un de ses romans de la série des San Antonio. Son héros fétiche, celui qui contribuait à porter les tirages au-delà des 500 000 exemplaires, Alexandre-Benoit Bérurier, était vêtu d'un imperméable qualifié de "beige Mitterrand" ; il était en outre maculé de graisse, comme souvent. Par la suite, au début des années 1990, j'ai retrouve cette même expression dans d'autres contextes et chez d'autres auteurs. Il s'agissait d'une pure expression chromatique sans aucune portée politique ni dimension argotique ou populaire, encore moins journalistique ; une expression authentiquement littéraire, presque savante et vraiment superbe.
J'ignore si Frédéric Dard en est l'auteur - je sais qu'il fut un proche du président, à qui pourtant il ne ménageait guère ses critiques - mais je suis à peu près certain que cette expression faisait allusion à la couleur d'un costume d’été que François Mitterrand porta pendant au moins deux saisons : un costume léger, en lin ou en toile, pas très bien coupé et d'une nuance de beige qui ne lui allait absolument pas. L'ancien président de la République n’était du reste pas fait pour les tenues recherchées ou officielles, encore moins quand il s'agissait de tenues d’été. Lui qui était solide et imposant en tweed ou en velours devenait emprunté et ridicule dans des tenues trop claires et des tissus trop fins. Il est étrange que ses conseillers vestimentaires ne l'aient pas remarqué, ou qu'ils ne l'aient pas pris en compte. Pourquoi, dans les chaleurs de l’été, déguiser de beige un président âgé sur qui un simple bleu marine aurait été mille fois plus discret et plus convenable ? François Mitterrand détestait-il le bleu marine ? Ou sinon lui, son entourage? A l'Elysée, jugeait-on naïvement - et stupidement - cette couleur trop "de droite" ? Comment peut-on, lorsqu'on est un professionnel de l'apparence et de la communication, commettre de telles erreurs ! Vêtu de beige, le président semblait à la fois mal endimanché, en fin de septennat bien avant la date et comme fatigué de ne plus croire à ses propres valeurs.
A dire vrai, la nuance de ce beige était désastreuse. A la fois trop claire et trop voyante, comme celle d'un costume de petit malfrat de chef-lieu de canton ; avec en outre une légère nuance "moutarde avariée" du plus vilain effet. Certes, je n'ai vu ce costume qu'en photos et à la télévision, donc assez loin de sa matérialité véritable. Au demeurant, s'agissait-il du même costume ou de plusieurs, taillés sans le même tissu ? Combien d'exemplaires de la même tenus possède un président de la République ? Le saura-t-on jamais ? La nuance de ce beige en tout cas semblait toujours identique : un vilain beige, tout ensemble beige d'autrefois et beige trop neuf, beige de la province et beige des mauvais quartiers. Un beige vulgaire, sorti d'un roman des années 40 et maladroitement remis au gout du jour après un passage trop appuyé chez le teinturier. Bref, une sorte de "beige Simenon" devenu "beige Mitterrand". Rien à voir, absolument rien, avec les splendides beiges aristocratiques que portait mon écrivain préféré, Vladimir Nabokov, à la fin de sa vie, sur les bords du Lac Léman, ou je l'ai aperçu plusieurs fois sans jamais oser l'aborder, probablement parce que je l'admirais trop.
Qui dira un jour combien cet horrible beige mitterrandien a coûté de voix à la gauche au début des années 1990 ?

Michel Pastoureau, Les couleurs de nos souvenirs.