06 octobre 2018

La délicatesse.

   Il lui demanda ce qu’elle voulait boire. Son choix serait déterminant. Il pensa: si elle commande un déca, je me lève et je m’en vais. On n’avait pas le droit de boire un déca à ce genre de rendez-vous. C’est la boisson la moins conviviale qui soit. Un thé, ce n’est guère mieux. À peine rencontrés et déjà s’installe une sorte de cocon un peu mou. On sent qu’on va passer des dimanches après-midi à regarder la télévision. Ou pire: chez les beaux-parents. Oui, le thé c’est incontestablement une ambiance de belle-famille. Alors quoi? De l’alcool? Non, ce n’est pas bien à cette heure-ci. On pourrait avoir peur d’une femme qui se met à boire comme ça, d’un coup. Même un verre de vin rouge ne passerait pas. François continuait d’attendre qu’elle choisisse ce qu’elle allait boire, et il poursuivait ainsi son analyse liquide de la première impression féminine. Que restait-il maintenant? Le Coca-Cola ou tout autre type de soda… Non, pas possible, cela ne faisait pas du tout femme. Autant demander une paille aussi, tant qu’elle y était. Finalement, il se dit qu’un jus, ce serait bien. Oui un jus, c’est sympathique. C’est convivial et pas trop agressif. On sent la fille douce et équilibrée. Mais quel jus? Mieux vaut esquiver les grands classiques: évitons la pomme ou l’orange, trop vu. Il faut être un tout petit peu original, sans toutefois être excentrique. La papaye ou la goyave, ça fait peur. Non, le mieux c’est de choisir un entre-deux, comme l’abricot. Voilà, c’est ça. Le jus d’abricot, c’est parfait. Si elle choisit ça, je l’épouse, pensa François. À cet instant précis, Nathalie releva la tête de la carte, comme si elle revenait d’une longue réflexion. La même réflexion que venait de mener l’inconnu face à elle.
   « Je vais prendre un jus…
   —…?
   Un jus d’abricot, je crois. »

   Si elle avait accepté d'aller s'asseoir avec cet inconnu, c'est qu'elle était tombée sous le charme. Immédiatement, elle avait aimé ce mélange de maladresse et d'évidence, une attitude perdue entre Pierre Richard et Marlon Bardo. Physiquement, il avait quelque chose qu'elle appréciait chez les hommes : un léger strabisme. Très léger et pourtant visible. Oui, c'était étonnant de retrouver ce détail chez lui. Et puis il s'appelait François. Elle avait toujours aimé ce prénom. C'était élégant et calme comme l'idée qu'elle se faisait des années 50.

David Foenkinos, La Délicatesse.