28 janvier 2018

Déblindée

   C'était la masse mouvante, tout autour de moi, qui m'englobait d'horreur. Des centaines de paires de jambes scandaient une marche funèbre et bruyante. J'ai regardé leurs yeux. Horripilants opales qui scintillaient sous les néons stridents de ce mausolée aux horreurs. L'un d'eux, ou tous, ont dégainé leurs mains sales et sèches, et se sont frayés un chemin entre mes côtes en déchirant l'épiderme de ma poitrine. Ils ont saccagé les alvéoles pulmonaires et ont pris le cœur pour l'écraser comme une vulgaire orange.

   J’avais oublié cette sensation. Cette aversion pour les individus, les gens, les personnes, les hommes, les femmes, les monstres et leurs monstrueux gros sac remplis de vêtements neufs, leurs pas mécaniques et leurs regards ahuris devant les vitrines qui exhibent ces choses chères qu'il achètent après le travail. J’avais oublié cette haine pour les inconnus, les humains qui marchent à côté de moi dans la rue et que je dois côtoyer, supporter, entendre, sentir, laisser passer. J’avais oublié que j'étais démunie contre ces sept milliards d'êtres sur terre semblables à moi.
   J'ai détesté les entendre, les voir, les subir, partager mon espace vital avec eux. J'en ai le coeur encore contracté, les doigts encore frissonnants les maxillaires encore serrées. J'ai peur de tout refaire à zéro, tout ce travail, depuis des ans. J'ai pu regarder personne dans les yeux ce soir. Sentir les pupilles attentives à mon existence m’exècre. Je voulais être assez discrète ou assez désagréable ou assez fatiguée pour me faire oublier par les personnes que d'habitude je peux supporter avec plaisir au quotidien. J'ai oublié que j'avais aussi peur des gens.
   Il est samedi et à 23 heures j'étais chez moi. J'ai mis mon pyjama et j'ai infiniment aimé me retrouver seule dans un silence au lieu d'être en joyeux after avec mes amis. Doux plaisir asocial.
   Cela faisait une éternité que je n'avais pas fait une crise d'agoraphobie.