26 mars 2017

Chloé.

Deux étincelles scintillantes de yeux bleus.

   Une galaxie au dessus de chaque joue, elle a une bouche en arc de cercle cambré vers les soupirs heureux qui dégoulinent de révoltes. A travers ses dents s'échappent des mots pointus tels de petites flèches invisibles qui s'incorporent dans mes oreilles et dans mes pores et qui me hérissent les tempes. Ça résonne fort jusque dans les convictions, ça se creuse un chemin jusque dans les plus petits recoins de ma matière grise. Elle répète ; pas trop, juste assez pour que ça raisonne. Juste assez pour poser véritablement les questions, pour te les rappeler, syllabe par syllabe.
   C'est décontenançant de la regarder dans les yeux depuis le premier jusqu'au dernier mot, car ils peuvent te happer sans crier gare. On à parlé de toutes les premières fois que devraient vivre les personnes accomplies et heureuses sur cette terre : des amours, des politiques, des soirées qui s'achèvent comme celle d'aujourd'hui qui n'a pas encore pris fin.
   Elle a des cheveux épais et le ventre crémeux, des anciennes égratignures sur son visage dansent la valse avec ses taches de rousseur, sous les deux ciels étoilés qui la munissent du sens de la vue. Elle rit et elle embrasse comme on respire, et puis parfois elle se tourne soudainement vers toi l'air d'avoir enfin trouvé ce qu'elle avait à te dire depuis plusieurs heures, et elle te fiche une paire de claques qui réveillent de ta léthargie biennale, avec des questions aussi vibrantes qu'un chant de grillons :
   "C'est quoi les trois plus beaux moments de ta vie ?"
Juste ça. Flashbacks. Par dizaines, par bribes, par cascades.
Je ne réponds pas ;
Charles répond.
Et moi, j'ai mon cerveau qui bourgeonne comme un cerisier au printemps.
"Et toi ? C'est quoi les trois plus beaux moments de ta vie ?"
Elle s'adresse à moi là, aucun doute.
   C'est quoi : les trois plus beaux moments de ma vie ? J'essaie de reconstituer le puzzle de tous ces milliers de souvenirs qui viennent de défiler derrière mes pupilles en l'espace de quelques secondes. J'ai peu de temps, elle me regarde et attend, me fixant de ses petits océans ronds.
   Le premier, j'avais quatre ans, je crois. La date de l'appareil qui a pris la photo était déréglée et c'est l'année 87 qui est marquée à l'encre rouge en bas à droite. C'était cette girafe au cirque, je crois. C'est la première chose qui m'est venue à l'esprit lorsque tu as parlé. Par réflexe, par association d'idées. La deuxième ? Après avoir cherché un peu je dirais la première fête dans les plaines, celle qui a laissé des séismes dans mes oreilles et mes récepteurs de bonheur.
   La troisième ? Les troisièmes. Il y a : les milliers de baisers de fous rires de poils de chiens de verres vides de kilomètres en voiture en avion en bateau à pied à rebours en retard enlacée enchantée endormie en folie en sueur emmitouflée en vacances en semaine en bas de chez moi loin de tout le monde avec mes parents mes amis mes amants mes cochons d'Inde mon k-way fluo mes lunettes de soleil mes jeans trop grands ma valise pleine mon paquet de clopes vide mon cœur à cent quatre vingt dix à l'heure mes jambes lourdes mes mains moites mes mains froides mes mains dans l'herbe mes pieds dans le sable mes cheveux dans le sel de la mer mes yeux au-delà de l'horizon mes livres lus mes soirées télé mes bracelets en perles mes magazines de mode ma collection de billes les kilogrammes de coquillages entassés dans les boites à chaussures les chansons que je remets en boucle les boucles d'oreilles les lettres d'amour les mots d'absence les musées les églises les ruelles sans vent les fenêtres sans volets les muffins au chocolat en rentrant de soirée les shots à la chaîne la texture de la peau d'un éléphant la couleur criarde des pastèques au mois d’août l'odeur du café à Venise l'odeur suave de ses clavicules les milliers d'odeurs qui sont passées par mes récepteurs olfactifs les milliers de tonalités qui ont activé mes cônes les oublis les rappels les appels les textos les insectes les milliers d'insectes passés entre mes doigts les centaines de mains qui les ont suivies les bruissements des feuilles des vagues des flammes des chips des copies doubles déchirées des cartouches d'encre usées des lettres qui s’enchaînent au clavier, sans virgules, des journées et des années qui s’enchaînent si rapidement et si lentement que je ne saurais imaginer qu'hier à la même heure je n'étais même pas encore sortie de chez moi qu'il y a dix huit ans encore je n'étais pas dans ces contrés qu'il y a cinq mois encore j'étais amoureuse qu'il y a deux heures encore je n'étais même pas sous la douche qu'il y a un instant encore je ne me souvenais pas de tout ça que je ne me suis jamais souvenue de tout ça que je me rappellerai jamais assez de tous ces troisièmes
meilleurs
moments

de ma vie.