15 septembre 2013

Poser les mots.

   J'ai aimé brutalement. J'ai aimé de la puissance d'une mâchoire de crocodile en train de déchiqueter une carcasse de bébé antilope ; j'ai aimé de la déraison d'une mère incapable de nourrir son enfant ; j'ai aimé de la dureté d'un glacier resté gelé pendant des millénaires au nord du Groenland. J'ai aimé. J'ai aimé et mon amour a creusé des sillons sous mes paupières et dans mes veines, entre chacun de mes cheveux et dans creux de mes coudes, encore la couche de chaque ongle de pied et dans ma raie des fesses. Ça a laissé des sillons énormes comme le système solaire, dans mon coeur.
   Il y a, dans les déserts les plus arides, dans les routes les plus solidement goudronnées, des traces de pneus, des traces de dérapages de visiteurs égarés. Personne n'y fait attention, c’est simplement là, marqué. Personne n'y passe ; personne ne passe exactement au même endroit que toi. Alors les sillons restent là des mois et des années : une diagonale noire sur le bitume, un creux dans la terre sèche... Jusqu'à ce qu'on refasse la route, pour peu qu'elle soit intéressante à prendre.
   Je n'attends pas les travaux, le chemin reste praticable malgré les virages. Nous sommes souvent seuls à faire l'erreur au même endroit. J'ai été seule, j'ai roulé trop dangereusement, j'ai freiné trop vite, j'aurai toujours des cicatrices. J'en parlerai en riant lorsqu'elles ne feront plus mal. Ou je les cacherai. 
   Pour l'instant, des fois, je ne sais pas si je suis encore dans l’ambulance ou à l’hôpital, car je pleure tellement ça fait mal. Mais je ne suis pas morte, je suis vivante, je suis là, je le ressens.