18 octobre 2012

Deux coups d'oeil.

  Cet homme devait s'appeler Rapahael (ou Didier). Lunettes fines, noires, la cinquantaine. Sec. Fin. Sévère et doux à la fois. Et réservé. Des rides et des crevasses peuplaient discrètement son visage parsemé d'une barbe de la veille plus salée que poivrée. Il avait un ai extrêmement grave et attristé. Il enveloppait de ses doigts propres et virils les mains de sa compagne qui regardait lassement par la fenêtre. Était-ce leur dernière entrevue ? Était-ce leur énième dispute ? Était-ce une soirée comme les autres ?
   Il avait l'expression d'un enseignant-chercheur fatigué par ses élèves, ses longues lectures et las de son bureau gris. Ses sourcils écrivaient nettement sur son front : « je voudrais vivre un peu plus ». Il dut avoir une jeunesse banale, une enfance paisible, des chagrins d'amour fades, des nuits calmes, des soirées propres. Peut-être que sa mère était morte il y a deux ou trois ans, peut être que son père avait un début d’Alzheimer et devait être placé en maison de retraite. Il devait être enfant unique, peut être grand demi frère d'une jeune femme d'une vingtaine d'années sa cadette. Il n'aurait rien eu à voir avec elle. Il allait au cinéma, seul, environ une fois par mois et racontait d'un air passionné les résumes de films qu'il a vus, qui l'étaient moins. Peut-être avait-il fait du piano, mais il a sans doute arrêté il y a quelques années, lors de sa crise de la quarantaine arrivée avec bien du retard. Elle ne l'avait pas bouleversé. Juste pris un coup de vieux. Juste son cerveau qui s'est un peu illuminé de cet éclat un peu terne qui précède la vieillesse et envoie des signaux d'alerte à tout l'être : « vis,vis, tu as passé plus de la moitié de ta vie à tout faire comme il faut ce qui revient à ne rien faire du tout. Alors prends la main de cette chinoise et baise la ce soir, fais lui l'amour tendrement comme pour la première et la dernière fois. Dis lui je t'aime. Dis toi que c'est la première et la dernière fois. Vis cette nuit tout ce que tu n'as pas vécu durant tes cinquante années, au moins avec ton sexe. Et comme ça, quand demain tu te feras percuter par une voiture au premier croisement en sortant de chez toi pour aller travailler, sur la couchette de l'ambulance, qui n'arrivera pas à te ramener vivant à l'hôpital, tu te diras paisiblement : "heureusement que je n'ai pas dormi cette nuit". »