12 septembre 2012

Si par une nuit d'hiver un voyageur

   J'avais beau me dire que je m'étais toujours sorti de tous les pastis où je m'étais fourré, de tous les bons comme de tous les mauvais coups : mon passé est comme un ver solitaire de plus en plus long que je porte enroulé au-dedans de moi, et qui ne perd pas ses anneaux, si fort que j'essaie de me vider les tripes dans tous les cabinets à l'anglaise ou à la turque, les tinettes de prison, les vases d'hôpitaux, les fossés de campements, ou plus simplement les buissons, en faisant bien attention qu'il n'y ait pas par là un serpent comme certaine fois au Venezuela. Le passé, on ne peut pas en changer, pas plus qu'on ne peut changer de nom : malgré tous les passeports que j'ai pu avoir, et tous ces noms dont je ne me souviens même plus, tout le monde m'a toujours appelé Ruedi le Suisse : de quelque côté que j'aille, et de quelque nom que je me présente, il y avait toujours quelqu'un qui savait qui j'étais et ce que j'avais fait, même si j'avais pas mal changé avec le passage des années, surtout depuis que mon crâne est devenu chauve et jaune comme un pamplemousse, ça, ça s'est produit au moment de l'épidémie de typhus à bord de la Stjärna, quand, à cause de notre chargement, nous ne pouvions pas approcher de la côte et pas d'avantage demander du secours par radio.

Italo Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur (regarde en bas dans l'épaisseur des ombres)