21 décembre 2011

Vite, à l'improviste.

   Justine avait douze ans la dernière fois qu'elle a acheté un cadeau au marché de Noël. C'était le premier et le dernier cadeau qu'elle avait acheté de toute sa vie. C'était avec son premier argent de poche, un cadeau à sa maman, qu'elle aimait encore d'un amour d'enfant. ALors sa mère, le jour de Noël, pour l'a remercier, lui avait offert dix cadeaux d'un coup.
   Pourrie-gâtée, elle l'a été durant toute son enfances. Trop de cadeaux, trop d'attentions, trop de surprises elle a eu à Noël, aux anniversaires mais aussi et surtout pour rien, un samedi matin pour lui souhaiter un bon week-end, un mercredi après midi en sortant de l'école, un jeudi soir car demain elle avait une dure journée. Ses parents l'ont noyée de cadeaux, de peluches, de jolis habits, de produits high-tech, de places de concert, d'objets déco qui prennent la poussière dans un coin de chambre depuis la minute où ils ont été déballés. Et puis ce fut le tour des anniversaires entre amis où tout le monde se cotisait pour un grand présent mais où chacun apportrait tout de même un petit cadeau personnel. Et au lieu de savourer toutes ces attentions elle a au contraire refusé de fêter son anniversaire, en prétextant une grippe, ou un dîner en famille.
   Alors, à vingt ans et demi, lorsqu'elle a quitté le foyer familial en rentrant en école supérieure - même ses deux années de redoublement au lycée n'ont pas stoppé le flux incessant de cadeaux - elle a loué un appartement vide, s'est achetée un lit, un bureau, trois chaises, le strict minimum nécessaire pour la salle de bains et la cuisine, le tout d'un blanc immaculé, et n'a dit à personne de ses nouveaux amis la date de son anniversaire. Ses parents lui envoyaient des cadeaux par la poste qu'elle ne passait jamais récupérer au guichet. Ses nouveaux amis ne lui ont jamais demandé quand est-ce qu'elle souffle ses bougies, et de toute façon elle ne l'aurait jamais dit. C'était simple. Il suffisait de dire merci beaucoup à papa-maman pour ce superbe cadeau qu'elle n'a jamais eu entre les mains, de rassurer la mère qui demandait pleine d'inquiétude et de fierté si cette lampe de chevet se mariait bien avec la couleur de la chambre ou si ces sets de table et ces assiettes étaient assez jolies, et de ne pas mettre sa date d'anniversaire dans ses infos facebook et le tour était joué. Plus jamais on lui glisserait sous le nez de grosses boites emballées dans un papier multicolore et brillant ficelé de mètres de rubans bouclés.
   Elle a toujours refusé d'alimenter en cadeaux ses proches, elle préférait ne rien offrir plutôt que de voir la déception dans le regard de l'heureux qui fait a crémaillère, ou entendre un faux "oh, j'adore" de la part d'un père qui n'a rien à faire de cette paire de chaussettes. Alors elle venait les mains vides, ce qui passait pour la plupart du temps inaperçu lors des grands dîners de famille ou des fêtes entre potes.

   Nous étions le vingt-quatre décembre, seize heures, et le frigo était vide, à peu près autant que le porte-monnaie, fin de mois oblige. Et comme sur tous les marchés de Noël, celui à côté de l'appartement de Justine vendait des crêpes et des gaufres au chocolat, de quoi rassasier un estomac vide avant une longue journée, parsemée de cadeaux inutiles que la famille s'offrirait avec cet éternel faut air content.
   La file d'attente était sans fin, des familles entières attendaient leur tour pour acheter et manger ensemble de fades crêpes au nutella à deux euros. Alors pour passer le temps, Justine regardait autour d'elle : il y avait des dizaines de maisonnettes en bois illuminées avec à l'intérieur des vendeurs aux sourires crispés vantant leurs produits aux touristes naïfs et en faisant de fausses promotions "rien que pour vous". Sauf un stand, moins illuminé que les autres, où se vendaient des bougeoirs en plastique couleur pastel, de forme quelconque, sans originalité. Comme de toute manière elle était la dernière de la file d'attente, elle s'approcha du stand pour passer le temps. Ces bougeoirs étaient vraiment fades. Même pas laids. C'était le genre de truc qu'on pourrait mettre en plein milieu d'une table et que personne ne remarquerait. Il y en avait des petits, des grands, de sverts, des jaunes, des violets, des noirs. Il y avait une petite pancarte écrite maladroitement : "PROMO ! 3 pour le prix de 2 !!!". Des gens s'étaient ajoutés à la file d'attente des crêpes, ce qui mit Justine en rogne. Elle alla au distributeur le plus proche et retira 160 euros.
   N'ayant plus faim du tout, elle s'approcha du gars blasé qui vendait les bougeoirs. Il avait la quarantaine, avait une barbe mal rasée, une queue de cheval ridicule, un vieux pull gris, quelques rides, de grosses cernes et sentait la friture.
   - Vous en avez pour combien, de bougeoirs, sur votre stand ?
   - Pardon ?
   - J'ai cent soixante-euros, je peux vous acheter combien de produits pour cette somme là ?
   - Je peux vous les vendre tous à ce prix-là, dit-il en riant amèrement.
   - Je prends.
   - Vous rigolez ?
   - Non, non. Ils sont trop moches de toute manière, personne ne va vous les prendre. Moi, j'ai un repas de famille chiant ce soir, comme à chaque Noël et rien ne me ferait plus plaisir que de leur offrir à chacun une poignée de bougeoirs dont ils ne se serviront pas.
   - Si cela peut vous rendre service... C'est mon chef qui sera content. Vous voulez un papier cadeau ?
   - Non, vous faites pas chier.
   - Bien.
   Il mit quelques minutes à réunit tous les bougeoirs das de petits sacs en plastique avec des bonshommes de neige dessinés dessus. Il lui tendit les cabas, il devait y en avoir une quinzaine. Elle lui fila les huit billets de vingt, prit les sacs et rentra chez elle.
   En ouvrant la porte de son appartement les larmes lui coulaient sur les joues. Elle pleurait déjà de sa bêtise, elle pensait au découvert sur son compte et aux parents qui, même s'ils recevaient ça, la remercieraient chaleureusement pour son attention, et lui offriraient des cadeaux supplémentaires dans deux jours. Elle eut soudain l'envie que ses parents meurent ; elle pleura encore plus fort à cette idée. Elle jeta les sacs parterre, quelques bougeoirs se brisèrent sur la carrelage, son chat sauta derrière le canapé. Ce tas de plastique coloré faisait peur dans l'appartement couleur neige. Justine avait peur. Peur d'être artificiellement aimée par ses parents depuis sa naissance, peur de ce monde de conventions et de faussetés, peur de son avenir si incertain, peur de ses résultats d'examens qui arriveraient début janvier, peur de la grève de trains qui risquait de la laisser cloîtrée seule dans son appartement le soir du réveillon, peur de la solitude, de la vie.
   Son chat sortir du canapé, en miaulant. Alors, elle rit. Elle rit de l'humain qui en voulant faire quelque chose d'insensé se retrouve toujours ramené à la position de départ. Elle était en plein milieu de son salon, les joues barbouillées de khôl, avec un gros découvert sur son compte et un sol recouvert de bouts de plastique coloré parce qu'elle a voulu faire la maline. Elle ramassa les bougeoirs. En garda cinq qui étaient blancs, mit le reste dans un grand sac qu'elle alla déposer dehors, au cas où des insensés seraient charmés par ces trucs.

   Le soir, lors de l'ouverture des cadeaux à minuit - ils n'avaient jamais attendu le lendemain, si pressés d'ouvrir les cadeaux que le Père Noël avait bien intelligemment apportés à l'avance... - sa mère et son père s'approchèrent de Justine l'air désolés.
   - Chérie, écoute..., commença le père.
   - Laisse Albert, je vais lui dire, continua la maman. Chérie, nous sommes vraiment désolés, mais...
   - Tu comprends ce n'est pas de notre faute, dit Albert avec une voix comme au cinéma.
   - Oui, poursuivit la mère, tu comprends, nous avons commandé les cadeaux sur internet avec ton père et...
   - Ces ingrats ne respectent pas leurs engagement ! Ils avaient assuré une livraison garantie avant Noël et regarde moi ces...
   - Stop, Albert ! On va lui expliquer calmement, elle comprendra.
   Justine avait déjà le sourire aux lèvres.
   - Et donc, du coup, en fin de compte, nous n'avons pas reçu les cadeaux à temps, mais je te promets chérie, qu'avec ton père, pour te dédomager, nous t'en ofrrirons d'autres, et...
   - Maman ! Cria Justine, riant et pleurant en même temps. Arrête. Arrêtez s'il vous plait. Je hais. Je hais vos cadeaux, toutes ces choses inutiles que vous m'offrez, que j'ai toujours eu depuis que je suis gosse. J'en ai marre, j'en veux pas, ça sert à rien, je ne m'en suis jamais réjouie, jamais servie, et jamais je...

   Un bruit sourd la réveilla en sursaut. Elle était étalée sur le canapé du salon, le chat courut se cacher derrière, il avait renversé les bougeoirs blancs qu'elle avait gardés. Deux s'étaient brisés. L'horloge indiquait 20h18, et son portable était en train de sonner. C'était sa mère. Justine attendit la fin de l'appel et vit qu'elle en avait 9 en absence et 4 message. Tous de ses parents. Elle avait raté son train, et tout ce qui s'en suivait. Alors elle alla dans la cuisine, sortit trois bougies, les mit dans les bougeoirs restants, les alluma, prit son téléphone qui sonnait une deuxième fois, attendit la finde l'appel, composa le 01 44 15 99 15, se commanda une trois fromages, alluma la télé, et, en fumant des cigarettes à la lumière des bougies attendit sagement sa pizza, qui n'arriva qu'après minuit.