22 novembre 2011

Carnets 1978

Vingt et un février

   Je crois que, parfois, un génie de la littérature est une sorte de fou qui a assez d'intelligence et de ruse pour dissimuler et utiliser sa folie. Ce que je crois aussi, c'est que, dans le génie, il y a un mariage miraculeux des contraires. Le génie, c'est avoir le coeur plein d'amour et l'oeil méchant. Le génie, c'est, entre autres, être à la fois une douce femme qui a peur, un enfant plein de foi, qui admire trop et que la société n'a pas détruit, mais aussi un lucide vieillard sans espoir et mécréant, un étalon sensuel, et surtout, surtout, un fou de la sensibilité, qui sent trop, qui sent follement, qui est constamment prêt à la douleur absolue pour tout, à la joie absolue pour tout, qui souffre presque autant de ne pas retrouver ses clefs que d'avoir perdu sa femme, qui éprouve autant de joie paradisiaque à retrouver son stylo qu'à voir revenir à lui sa bien-aimée qui l'avait abandonné. Oui, bien sûr, j'exagère, mais c’est pour dire une vérité incroyable.

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Sept mars

   Aujourd'hui, amusons-nous courageusement pour ne pas sombrer dans la mort d'un ami, amusons-nous à écrire une description de l'enterrement de mon coeur, enterrement un peu semblable à un du temps de Solal, mais moins gai, car j'ai vieilli.

   A l'enterrement de ce coeur qui tant battit autrefois, il y a tous les petits, les colibris, toute la gent ailée, il y a tout plein d'alouettes qui disent joliment oui. Oui, oui , disent-elles, il était gentil Albert il s'appelait, oui, oui. A cet enterrement de mon coeur il y a des clowns nains qui dégringolent tout le temps, des pitres à la houppe, des riquets mutins, des pékinois camus avec des cols en dentelle et des chapeaux de cow-boy, ils sont fiers de leurs poignards de bois et ils boivent des sirops d'orgeat glacé.

   A cet enterrement de mon coeur, il y a aussi des chatons bien habillés, pour faire deuil, ils sotent à la corde. Et puis, il y a des mendiants révoltés, des épileptiques, un tas de bossus couronnés, une vieille grue lasse de vivre, un chameau vaniteux qui a mis un bonnet russe et des lunettes pour se faire respecter et être nommé président de l'enterrement de mon coeur, mais personne de fait attention à lui, et il rage. Les serpents se sont abstenus. A cet enterrement de mon coeur, les importants ne sont pas venus non plus,parce qu'ils n'y a pas d'autres importants à qui serrer la main avec affection, ça peut toujours servir.

   Et voici, la petite tombe de mon coeur en douleur, la petite tombe tremble, se soulève, palpite, c’est mon coeur qui bat sous terre. Et soudain la tombe naine se soulève, et du coeur enfoui s'élance un jet de flammes qui file jusqu'aux étoiles, et je crois que la barbe de Dieu a été un peu brûlée. tels sont les jeux et ris d'un fils et ami transpirant de ses deuils et tristement s'amusant pour continuer à vivre.

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Vingt-huit mars

   Nous avons de grandes joies et de cocasses importantes douleurs, nous sommes si heureux d'avoir réussi,nous prenons tout au sérieux comme si nous n'étions pas des éphémères, comme si nous devions en être toujours. Papillons ce soir agonisant, éclairs sitôt disparus, nous agissons et sentons comme des immortels. Absurdes aveugles que nous sommes, nous tous, pauvres petits humains.

   Toi qui me lis, tu te feras tant de soucis bientôt, tu te mettras en colère ou en douleur, Dieu sait pourquoi, peut-être pour un vêtement raté par ton tailleur, ou par un avancement non obtenu, ou parce que tu n'es pas ministre, ou parce que tes titres ont baissé, ou parce que tu n'as pas été invité au bridge de cet autre futur squelette de duchesse. Tu oublies sans cesse, nous oublions sans cesse, nous ne savons jamais, nous,c es fous de la terre, que notre place de terre nous attend quelque part, que le bois de notre cercueil existe déjà dans une scierie ou dans une forêt et que ce bois de notre cercueil attend tranquillement son heure qui viendra. Nous qui faisons tant de chichis pour un condamné qu'on va guillotiner, nous oublions que nous sommes aussi des condamnés à mort, toi, moi, nous.

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Cinq avril

   Dans la rue, tout à l'heure, cette vieille sémillante et barbue, avec un insigne religieux sur son revers, qui chantait sur sa bécane. Une de celles qui immanquablement viennent s'asseoir auprès de moi dans l'autobus. Dès qu'il en vient une bielle laide, bien vieille, ça ne manque pas, c'est sur moi qu'elle jette son dévolu et elle vient installer son vénérable derrière auprès de moi, comme ça, sans gène, vilaine vieille, sûre de son droit de s'asseoir à côté de moi, et son derrière me frôle un peu, et c’est affreux.

   Oui, les vieilles vivantes me repèrent, il y a un complot de vieilles vivantes pour venir s'asseoir auprès de moi  à qui le voisinage d'une vieille laide fait mal à mes dents. J'ai la nausée et je change de place. Mais alors il y a une autre plus vieille encore, eczémateuse et bossue, qui vient poser le bas de son dos près de moi, sûre de son droit de me frôler. Je suis le traqué de ces vieilles ingambes qui me recherchent dans les autobus, se signalent peut-être l'une à l'autre que je suis là.

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Huit avril

Lorsque je me couche sur ma droite et que je ferme les yeux pour m'endormir, j'ai peur de ma mort et je suis scandalisé. Je n'accepte pas de perdre mes yeux qui étaient une partie de mon âme. Mon âme n'est pas un implacable ectoplasme à gogos. Mon âme, c'est moi. Cela n'est pas de la philosophie, cette filandreuse toile d'araignée toute de tromperies, mais une grenue et indestructible petite vérité tout à faire vraie. Oui, tout ce que vous voudrez, dites tout ce que vous voudrez, dites toutes les survolances qu'il vous plaira, mais ma petite vérité est bon teint. Mon âme, c’est mon corps et non un magique souffle. Or, je n'accepte pas de ne plus bouger, moi dont la main droite en cette minute studieusement bouge. Je n'accepte pas que moi qui suis ne sois plus, et bientôt plus. Quelle aventure que ce mobile que je suis soit immobile et pour toute l'éternité.

   O Dieu, j'ai vu Ton oeuvre et je n'ai pas craint de Te lancer un irrespectueux regard. Et si Tu attends que je Te félicite ou Te remercie, Tu peux toujours attendre. Tu nous fais trop souffrir. Ainsi je blasphème, et pourtant quel absurde courroux en moi dissimulé lorsqu'un crétin vient me prétendre que je ne crois pas en ce Dieu que j'adore et qui sans cesse déçoit mon coeur tout empli de Lui. Tu ne mérites pas ta chance, Dieu, d'être Dieu. Et je ne peux te donner qu'un zéro de conduite.

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Dix-huit août

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   O le respect de gloires militaires, gloires qui sont tueries. O les louanges aux chefs militaires, destructeurs et tueurs en chef, et lorsque l'un d'eux meurt, on dit gravement de lui, lors de l'oraison funèbre, qu'il fut un grand soldat, extrême louange. Et l'assistance recueillie savoure et approuve. O les foules énamourées, bassement applaudissant le passage émouvant du champion cycliste, héros vénéré de pouvoir remuer vite ses pattes, plus vite et avec plus de force encore qu'un chimpanzé de cirque.

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Albert Cohen - Carnets 1978