25 juillet 2011

Roi d'un jour.

   Comme les toilettes comptent dans l'existence d'une femme ! Mieux encore que ses amours elles la jalonnent. Comment, sans ces repères, pourrait-on s'y reconnaître ? La robe d'abord, et puis, presque toujours au second plan, parfois indiscernable au sein du brouillard, le visage de l'homme qui vous l'enlève. Il faut avoir chéri d'une flamme peu commune pour que, un tiers de siècle plus tard les traits provisoires de l'amant ne se trouvent pas offusqués par les mémorables prestiges de la mode.
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   Une entrée dans un salon qui rassemble tant de guerriers célèbres, de femmes renommées, de comparses infatués des deux sexes, de censeurs, surtout femelles, minutieux et opiniâtres, prompts à la critique chuchotée qui a raison des réputations établies, oui, une entrée dans un salon de Paris ne se prépare pas avec moins de soins et de perspicace anxiété, de lucidité et de maîtrise qu'une bataille. Voici Elzélina à sa toilette, à son office sacré. Baignée, parfumée, fardée, et se sent détendue et souple ; ses membres se développent librement ; elle se trouve à l'aise dans sa peau ; l'assurance de sa beauté la remplit d'une allégresse paisible et rayonnante ; elle attend, elle appelle sans impatience, avec un appétit serein, le cérémonial du monde et de l'amour, l'atmosphère voluptueuse qui règne sous les lustres, les regards et les mouvements organiques devinés des hommes, leur chaleur excitée que la retenue de la bienséance accroît ; elle ne craint pas de rivales ; la société des femmes ne nuit qu'aux laiderons ; les autres se prêtent pour leur triomphe l'appui mutuel de leur éclat. Un homme de l'art l'a coiffée à la Titus ou à la Caracalla, a emprisonné sa chevelure, par derrière, sur la nuque, dans un réseau de pourpre ; un diadème d'or la couronne. Maintenant ses deux chambrières, car elle connaît alors une époque de faste et de splendeur, ses deux chambrières l'aident à enfiler ses longues jambes aux cuisses amples, étau puissant et délicat, dans un tricot collant de laine fine couleur de chair, car on méprisait alors la soie. Elles la chaussent de ses sandales romaines, en nouent les ligatures qui se croisent en losanges autour des mollets, poudrent légèrement ses pieds bagués d'or, ravivent la lumière de ses ongles brillants pareils à de petiits miroirs bombés. Elzélina revêt enfin la tunique de mousseline égayée de broderies, de grecques, ouverte sur le côté, et qui tombe bas, révélant à chaque pas la perfection d'une marche de déesse. Ainsi avanceraient les statues si leur marbre consentait un jour à les libérer de l'immobilité, à leur permettre ces parcours, ce danses majestueuses et calmes qu'elles renferment et que, fermant les yeux, nous imaginons parfois. Elzélina s'approche de la grande glace à trois face o elle devient une trinité mythologique de soi-même et ne peut s'empêcher de se féliciter d'un quadruple sourire, le sien propre et ses trois reflets.
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   Une rumeur violente s'éleva dans la rue, un bruit heurté de charroi et de cris : Vive la Nation ! A bas les ministres ! Elzélina s'éveilla soudainement et pleinement dans ce lit solitaire, dans cette chambre misérable, dans sa peau à laquelle les années n'avaient pas épargné quelques menus outrages, dans ce soi-même dont la marge d'avenir, d'illusions, d'espérance, se rétrécissait chaque jour. De tout cela, il lui fallut un moment pour se convaincre. les songes nous persuadent sans difficulté ; le réel y a plus de mal.
Alexandre Arnoux - Roi d'un jour