15 décembre 2010

L'absurdité de la solitude.

   Elle était du genre à mettre des culottes sales. Elle vivait seule, dans une ancienne chambre de bonne, sa salle de bains se résumait à une énorme bassine en métal gris posée dans le coin de la pièce. Lorsqu'elle se lavait, elle voyait à sa fenêtre pointer le bout de la tour Eiffel qui flottait dans la grisaille neigeuse de le capitale. Elle fixait intensément les minuscules flocons qui voltigeaient au loin et se frottait douloureusement le dos avec l'éponge, recroquevillée dans les quelques centimètres d'eau chaude qu'elle a fait bouillir dans une casserole. Ensuite, regardant toujours au dehors, elle frottait ses bras, ses aisselles, sa poitrine puis son entrejambe et ses cuisses. Elle finissait par les pieds en passant l'éponge entre chaque orteil. La mousse blanche s'accumulait dans les plis que formait la peau de son maigre corps, et elle frottait chaque centimètre de soi jusqu'à ce qu'il soit mousseux comme la bière. Elle détestait se laver. Pourtant, se frotter avec l'éponge, une fois par jour, était son activité préférée. Elle rentrait du travail toute  transpirante de trop avoir couru dans le froid, et en montant les escaliers, toujours en courant - bien que l'immeuble fut équipé d'un bel ascenseur - elle se déshabillait déjà, en pensant à la mousse du savon, à l'éponge douce. Au premier étage elle enlevait les gants, au deuxième, elle ôtait son écharpe, deux étages plus haut, son manteau était déboutonné, deux de plus et la braguette de son jeans ainsi que la ceinture étaient défaites. Enfin, arrivée au palier de sa porte elle s'accroupissait et défaisait ses lacets de chaussures. C'est seulement après les avoir enlevées qu'elle ouvrait la porte de son appartement. Elle tournait la clef trois fois dans la serrure avec le sourire aux lèvres. En rentrant elle allumait la casserole déjà pleine d'eau qu'elle avait préparée le matin, et en finissant de se déshabiller elle attendait nue et grelottante les première bulles annonciatrices de la chaleur.
   Mais ce soir elle était particulièrement pensive. la couche de mousse s'était déjà volatilisée de son corps tout refroidi mais elle continuait à rester dans la bassine sans se rincer. Elle pensait à cette annonce accrochée à l'entrée du restaurant situé en face de son immeuble : cherche plongeuse pour tous les midis excepté le dimanche , paye au smic. Elle valait mille fois mieux que ça, elle avait son master infocom en poche depuis l'an dernier et elle bossait depuis deux mois dans cette petite entreprise parisienne où son salaire s'élevait à 1600 euros mensuels brut. Qu'est-ce qu'elle irait laver des assiettes ? Et pourtant, l'idée des petites bulles de liquide vaisselle - semblables à celles qui chaque soir se logeaient dans les creux de ses coudes, de son ventre et de ses genoux - qui s'enfuyaient comme par magie avec la cascade d'eau brulante qui coule du robinet la faisait frisonner. Elle avait presque envie d'avoir les mains gercées et les doigts fripés par l'humidité constante. De sentir l'odeur chimique du citron étalée sur une éponge verte et jaune. Elle attrapa froid cette nuit là.
   Quatre semaines passèrent, l'annonce n'était déjà plus affichée depuis des jours.
   Un soir, elle revint à la maison moins vite que d'habitude. Elle ne courut pas dans sa cage d'escaliers car pour la première fois depuis longtemps ses bras étaient chargés de sacs de courses. A chaque pas leur contenu carillonnait en résonnant sourdement dans tout l'immeuble. Arrivant au dernier étage elle souffla doucement, posa les sacs à coté de sa porte, sortit ses clefs et les inséra tout doucement dans la serrure, telle une aiguille que l'infirmière enfonce dans le bras d'un enfant peureux. Pénétrant chez soi, elle s'assit sur son canapé-lit et commença, le cœur battant à déballer ses achats : des assiettes, des tasses, des bols, des verres à ballon, des plats de toutes tailles : une montagne de vaisselle. Maintenant, c'est cela qu'elle moussera chaque soir. Tant pis, elle mettra des culottes sales sur un corps sale.