18 mars 2024

Les petites cases à remplir.

Il se passe parfois des semaines entières où ma tête dissoud complètement l'existence du passé toxique. Et lorsqu'il revient au détour d'une mention de lieu de concert dans une conversation, d'une photo sur les réseaux sociaux, des bribes de souvenirs de voyages, cela passe en coup de vent, comme une plume de duvet grisâtre qui ne chatouille même plus, qu'on vire avec deux doigts de son grand manteau noir de sérénité. 

Des cumulonimbus de moelleux moments s'entassent de plus en plus nombreux entre mes sourcils et mon nombril. Je sens leur poids doux se répartir en moi et équilibrer mes mouvements, mes décisions, un peu comme des boucles d'oreilles lourdes incitent à redresser les épaules avec chaque mouvement de tête. Je sens la présence de souvenirs grands et multicolores combler des crevasses laissés il y a font longtemps par d'autres. Et ce qu'il y a de plus délicieu,, c'est que ce sont des souvenirs tricotés par mes propres petits doigts...

Il s'agit des milliers de kilometres parcourus en avion, en train, en bateau, en voiture, en bus, en baskets, des centaines de plats épicés, de jus de fruits frais, de poissons milticolores savourés par mon palais, des dizaines d'étages gravis pour voir des temples dans des grottes, des graffitis criards, des arbres immenses ou encore les plus hauts toits du monde. Les gens qui ne me regardent pas et qui me permettent de me regarder en face, les rues que je peux emprunter dans n'importe quel sens à n'importe quelle heure de mon cycle diurne, l'ombre bariolée qui ne protège pas ma peu des coups de soleils tropicaux laissée par les monsteras géantes poussant dans les parcs. Le plaisir de sentir le poids d'un livre dans son sac et de savoir qu'on peut décider de le lire à n'importe quel moment de la journée.

La satisfaction de cocher des petites cases, sur le téléphone ou dans ma tête, des choses à accomplir qui me rendent heureuse, sur une liste qui telle un accordéron, se rétrécit et se rallonge car j'apprends chaque semaine que des dizaines de nouvelles choses peuvent m'emballer le coeur, et que j'en suis l'unique décisionnaire. 

09 mars 2024

L'art de la joie.

   - Je le prenais pour un homme sérieux ! Je n'arrive pas à oublier l'effronterie avec laquelle il m'a embrassée. Ça a été terrible et j'ai peur ! Laisse-moi dormir avec toi !
   - Bien, d'accord. Déshabille-toi et vite au lit. Vraiment je n'en peux plus !
Elle se déshabilla en un instant. Elle réapparut avec l'une de mes chemises de nuit et prudemment se glissa sous les couvertures.
   - Je peux t'embrasser ?
   La tête dans le creux entre mon cou et mes épaules, les cheveux légers qui m'effleuraient le menton, la main posée sur mon sein... E si Beatrice nun voli durmiri coppa nno' culu sa quantu n'ha aviri... Non, je ne devais pas chanter cette berceuse. Sa main reposait tranquille sur mon sein, et pas un tremblement ne venait de cette paume fraîche. Elle n'avait pas soif, je n'étais plus sa nounou, mais sa sœur. C'était bien comme ça. Et je devais parler en sœur.
   - Écoute, Pouliche, vraiment ce baiser de Carlo...
   Elle ne répondait pas. Je la regardai à la lumière de la lampe: elle dormait sereine comme Eriprando, naguère, après la tétée de six heures.
   J'éteignis la lumière, c'était bien comme ça.

   Un cri aigu de lumière voltigea au plafond. Le soleil était né, et dans sa lumière les faïences et les cuivres de la salle de bains resplendissaient de joie. Mais ce soleil mentait et luttait avec la langueur qui de mon ventre se diffusait dans ma poitrine, mes bras, mes joues. Je devais faire vite. Bientôt cette langueur atteindrait ma tête avec sa folle volonté de vie, et il serait inutile de s'y opposer. Je pris un bain chaud et m'habillai pour sortir. Je revins dans la nuit qui, paresseuse, s'attardait encore autour du frêle corps pelotonné de Beatrice. Elle n'avait pas bougé, ou seulement le peu qu'il fallait pour prendre le coussin dans ses bras. Dormait-elle?
   - Non, Modesta. Oh, tu es déjà habillée ? Viens ici à côté de moi, il est tôt, je suis si fatiguée !
   - C'est le matin, Beatrice, et nous étions déjà au lit à neuf heures.
   - J'ai faim !
   - Je le crois. Tire la clochette, un bon petit déjeuner nous fera du bien.
   - Oh, je n'y arrive pas, fais-le toi-même, Modesta, je suis si fatiguée!
   Ce n'était pas le moment d'entamer des discussions ou de se faire obéir. J'étais pressée, il fallait que je cherche ce médecin que Gaia m'avait conseillé naguère ou bien un autre.

Goliarda Sapienza - L'art de la joie

14 janvier 2024

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants.

Je ne te blâme pas.
Tu habites une autre prison, un monde de force et de courage où tu penses pouvoir être porté en triomphe ; tu crois obtenir la bienveillance des puis- sants, tu cherches la gloire et la fortune. Pourtant, lorsque la nuit arrive, tu trembles. Tu ne bois pas, car tu as peur ; tu sais que la brûlure de l'alcool te précipite dans la faiblesse, dans l'irrésistible besoin de retrouver des caresses, une tendresse disparue, le monde perdu de l'enfance, la satisfaction, le calme face à l'incertitude scintillante de l'obscurité.

Tu penses désirer ma beauté, la douceur de ma peau, l'éclat de mon sourire, la finesse de mes articulations, le carmin de mes lèvres, mais en réalité, ce que tu souhaites sans le savoir, c'est la disparition de tes peurs, la guérison, l'union, le retour, l'oubli. Cette puissance en toi te dévore dans la solitude.

Alors tu souffres, perdu dans un crépuscule infini, un pied dans le jour et l'autre dans la nuit.

Mathias Enard - Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants 

07 janvier 2024

Peut-être.

Je crois que j'ai trouvé ma personne.

29 octobre 2023

Merci c'était Princesse Napalm.

Take care but take fun.
On se rappellera de la fréquence des BPM, de ce qu'il y avait sous notre langue, des fractales des stoboscopes, de l'odeur de la fille qui dansait un tout près de nous, des regards enivrés de nos potes, de la scène qui tremble, des paillettes sur toutes les joues, des entrées comptées par dizaines, du goût de la bière, des cordes vocales qui ont fait mal, de la belle soirée.
La fatigue, la gueule de bois, la douleur, les câbles qui se debranchent, les gens qui nous poussent, les affaires perdues, ça s'oublie vite.
Take care but take fun.

25 octobre 2023

Beauté Fatale.

La théorie de l'« exception française » suit toujours le même schéma discursif : on commence par concéder qu'il reste des progrès à faire, sans trop se fouler non plus pour dissimuler que ça ne nous empêche pas vraiment de dormir, puis on enchaine très vite en soulignant les progrès inouïs qui ont quand même été accomplis. On en conclut que, dans ce contexte éminem- ment satisfaisant, celles qui continuent le combat ne peuvent être que des mégères enragées et hystériques que seul le ressen- timent fait jouir, et qui cherchent à obtenir un traitement de faveur plutôt que l'égalité (puisqu'elles l'ont déjà !); mais, heureusement, elles vivent très loin, là-bas, de l'autre côté de l'Atlantique. Quelques citations apocalyptiques où certaines d'entre elles comparent la violence contre les femmes à un génocide, qu'on assortira de flots de protestations indignées, permettront de noyer définitivement le poisson. Elles achèveront de vacciner les mignonnes petites Françaises qui seraient tentées d'imiter ces sorcières. Il n'y aura plus qu'à persuader les gourdes qu'elles sont des femmes libérées, qu'elles ont bien de la chance et qu'elles feraient mieux d'aller dévaliser les boutiques tout en versant une larme sur le sort des pauvres Afg. hanes. Et qu'elles ne viennent pas nous emmerder pour un mannequin nu à quatre pattes sur un panneau 4 x 3. 

Mona Chollet, Beauté Fatale.

30 septembre 2023

Failles.

Notre cerveau ne peut pas assimiler tout d'un coup.
C'est pour cela : les rechutes.

Est ce qu'elles sont obligéees de partir d'aussi haut ?! J'ai le vertige, moi... j'ai le mal de terre.

J'ai encore des cocards et des crampes de la dernière fois. 

Y a-t-il eu une pause ? J'ai l'impression de tomber depuis trois, quatre ans, depuis mille vies, depuis vingt secondes.

J'emploie encore parfois des "tu" pour m'adresser à ma douleur, à mon mal-être, à ma dépression, comme si tu en était le quotidien boulanger.

D'autres loups me traînent au cul.
Tu sais, j'ai envie de me tuer régulièrement depuis vingt ans, maintenant.
Je ne suis pas fragile, simplement le métro en fin de soirée me fait tituber.
J'ai envie de vomir. Vomir ma petitesse. Mes mots ne sont pas forts, mes pensées sont faiblardes, mes appuis sont bancaux, ma vie crispée, je ne maintiens pas. Je n'arrive pas à maintenir tout ce qui ne devrait pas bouger, comme si deux ou trois fois par semaine dans ma vie il y avait un séisme, un Vésuve, une fin d'espoir, un crac.

Je suis seule.
Je rentre seule ce soir.
C'est ce que j'ai voulu.
Est-ce ce que je veux tous les soirs ? Jusqu'à quand, alors ?
On ne se dira peut être jamais assez les choses, comme si c'était trop triste, comme si c'était trop vrai comme si c'était trop banal comme si c'était trop nul.

Ce n'est pas trop nul, de t'aimer, pourtant.
C'est trop tard, ou trop tôt, ou trop fragile. 
J'ai à te donner des immeubles de moi mais à y voir plus clair, ce sont des briques qui ne valent rien.
Je ne vais rien.
Je suis fragile, sans patrimoine.
Toi, tu veux investir dans du solide et je ne suis pas le cheval sur lequel tu va parier, dans cette course effrénée.