15 avril 2024

Divagues.

Comme du café chaud, mon regard tourné dans le creux de mes yeux, je cligne des cils, comme pour avaler à l'intérieur de mon corps l'impression des souvenirs capturés par mes yeux. Pas de tempête à l'horizon. Les gens qui s'ennuie des secousses ont-ils seulement eu temps clair, récemment ?
Je fais remonter des choses, doucement de l'intérieur de moi. Elles remontent par ma bouche pour se poser dans des oreilles douces, de confiance, de bon conseil. Ce ne sont pas des bribes mais de longs fils qui se transforment en épaisses cordes noueuses. Elles sont constituées de tout : des après-midis avec mon grand-père, des souvenirs d'odeurs profondes avec un ex qui m'a fait descendre sous Paris, des histoires suis e démèlent avec mon frère, des pages qui restent fermées avec certaines amies de lycée. Et puis il y a des souvenirs donc le suis la seule garante, car il n'y a pas de protagonistes, pas de témoins. C'est des passages de livres lus au soleil, des paysages solaires lors d'une randonnée, le plaisir étonnant de rentrer à pied après une soirée arrosée en pleine nuit, la satisfaction du travail fait en avance, l'absence de peur.
C'est prenant, et c'est impressionnant comme t cela peut rendre productive, efficace, calme, joviale. Je dois être énervante. Les autres traînent un peu quelque part où je ne touche pas terre.
Je sais qu'il y a un temps pour tout mais en ce moment pour moi, il est temps de divaguer un peu. Alors je dis vague, et vais bientôt à la mer.

07 avril 2024

Une farouche liberté

Quoi de plus normal que de s'approprier le corps des femmes ? N'a-t-il pas toujours été un butin, en temps de guerre, de paix, en vacances, au travail? La culture, l'édu- cation, la religion n'ont-elles pas sécrété, comme une normalité, la domination de l'homme sur la femme? Et le viol n'est-il pas, pour beaucoup, une drague un peu poussée ? C'est ce que pensait le policier de garde au palais de justice d'Aix lorsqu'il a lancé à la cantonade: « Eh! Matteo, tu fais l'amour et tu te retrouves aux assises. Tu te rends compte ? » Quelle misère ! Le viol d'une femme par un homme est un crime contre l'amour. Contre cet << instant d'infini >> dont parlait Cyrano. Mais pire encore: accompli dans un rapport de force physique, il exprime à la fois le mépris et la négation de l'identité de l'autre. C'est pour- quoi je dis qu'il ressemble furieusement à un acte de fascisme ordinaire.

Gisèle Halimi - une farouche liberté 

05 avril 2024

Dépi(eu)tée.

Moi, c'est pas de l'amour qui m'apporte. 
Ce serait facile de tout résumer à ça mais : c'est la faute à papa. Je ne méritais pas d'être nommée la fille de la voisine. Tu n'avais pas à faire une crise d'hystérie à cause de ce non dit. C'était il y a trente ans et pourtant tu en pleures et j'en pleure aussi, cela veut dire que c'est grave, c'est grave pour nous, c'est grave pour nos repères. J'ai toujours éte ton barycentre, et tu n'as été que ma périphérie. Je ne t'aime pas comme tu veux, comme tu as besoin, comme il faut, comme il sied. Mais quand je dis je t'aime, je ne mens pas non plus, c'est de l'amour. C'est de l'amour gros qui ne m'egaye pas, qui ne m'offusque pas quand il s'en va, qui ne m'egratine pas quand il se distend. Toi tu flanches comme du vinyle au soleil, à coups de verres d'alcool, de soirées solitaires et de nuits blanches. 
Je te méprise mais ne te juge pas. Tes positions me révoltent mais ton bien être m'est primordial. Au diable les conventions si tu souris sans être obligé d'être maintenu à trois gramme, mais si tu pipes un mot en travers de mes principes je te refourgue en bas de ma liste de contacts et tu seras là dernière personne que je verrai sur terre. C'est comme ça. On m'a imposé ton existence et si papier c'était festif et protecteur ; ça s'est révélé être matérialiste, malaisant, furtif et drôle quand même par moments. J'ai grandi avec la théorie mais pas assez de pratique. Tu sais pas y faire, tu m'achetais des carnets Diddl mais je voulais que tu m'expliques au creux de l'oreille d'où viennent tes addictions et combien tu as tué de gens au service militaire et ce que ça t'a fait au creux de l'estomac. T'étais trop fermé ou trop cynique, et maintenant t'es trop vieux et moi j'suis trop heureuse, on ne s'entend pas car ce que j'écoute s'écoule le long de mes canaux auditifs mais les canalisations de mon coeur sont impermeabilisées a tes reproches et tes supplications.
T'es là, puis t'es pas là. Et moi j'suis jamais la mais tu m'appelles toujours. Tu m'invites sans relâche, et je sais que je pourrais te demander sur un ton sérieux de tuer mon ex toxique et le mois prochain il y aurait sa nécrologie sur le statut Facebook d'un de mes potes. Et puis toi tu serais vide, toujours vide de moi. Car je m'evapore de ton monde dès que tu y approches ta main brûlante. Tu me fais peur et peine et tu me  rebutés parfois. Et c'est quand tu pleures au resto en doudoune rouge quenjebme rappelle que t'es un peu humain, et que l'on humaine c'est moi, là, dans l'histoire.

02 avril 2024

Soleil Amer.

Les autres garçons n'aimaient pas beaucoup son attitude. Souvent, quand on remarque chez quelqu'un un trait qui nous ressemble mais qu'on met tant d'énergie à masquer, quand on s'évertue à cacher notre nature profonde et qu'on voit cet autre l'assumer avec facilité, c'est la vio- lence qui éclate en premier. Ces jeunes garçons de dix ans à peine étaient à l'âge où il fallait bom- ber le torse, des coquelets dans une basse-cour, premiers coups de bec. Celui qui vous renvoie à votre intime fragilité devient comme cette fra- gilité elle-même, intolérable. Ce qu'ils ont appris à mépriser, à rejeter même, leur revient en boomerang à la vue d'un enfant - Amir aimait l'idée d'être un enfant, à l'âge où tous voulaient passer pour des grands, il avait l'intuition que grandir n'était pas qu'une partie de plaisir. Ses camarades ne supportaient rien de tout cela, alors ils le battaient.

Lilia Hassaine - Soleil amer

18 mars 2024

Les petites cases à remplir.

Il se passe parfois des semaines entières où ma tête dissoud complètement l'existence du passé toxique. Et lorsqu'il revient au détour d'une mention de lieu de concert dans une conversation, d'une photo sur les réseaux sociaux, des bribes de souvenirs de voyages, cela passe en coup de vent, comme une plume de duvet grisâtre qui ne chatouille même plus, qu'on vire avec deux doigts de son grand manteau noir de sérénité. 

Des cumulonimbus de moelleux moments s'entassent de plus en plus nombreux entre mes sourcils et mon nombril. Je sens leur poids doux se répartir en moi et équilibrer mes mouvements, mes décisions, un peu comme des boucles d'oreilles lourdes incitent à redresser les épaules avec chaque mouvement de tête. Je sens la présence de souvenirs grands et multicolores combler des crevasses laissés il y a font longtemps par d'autres. Et ce qu'il y a de plus délicieu,, c'est que ce sont des souvenirs tricotés par mes propres petits doigts...

Il s'agit des milliers de kilometres parcourus en avion, en train, en bateau, en voiture, en bus, en baskets, des centaines de plats épicés, de jus de fruits frais, de poissons milticolores savourés par mon palais, des dizaines d'étages gravis pour voir des temples dans des grottes, des graffitis criards, des arbres immenses ou encore les plus hauts toits du monde. Les gens qui ne me regardent pas et qui me permettent de me regarder en face, les rues que je peux emprunter dans n'importe quel sens à n'importe quelle heure de mon cycle diurne, l'ombre bariolée qui ne protège pas ma peu des coups de soleils tropicaux laissée par les monsteras géantes poussant dans les parcs. Le plaisir de sentir le poids d'un livre dans son sac et de savoir qu'on peut décider de le lire à n'importe quel moment de la journée.

La satisfaction de cocher des petites cases, sur le téléphone ou dans ma tête, des choses à accomplir qui me rendent heureuse, sur une liste qui telle un accordéron, se rétrécit et se rallonge car j'apprends chaque semaine que des dizaines de nouvelles choses peuvent m'emballer le coeur, et que j'en suis l'unique décisionnaire. 

09 mars 2024

L'art de la joie.

   - Je le prenais pour un homme sérieux ! Je n'arrive pas à oublier l'effronterie avec laquelle il m'a embrassée. Ça a été terrible et j'ai peur ! Laisse-moi dormir avec toi !
   - Bien, d'accord. Déshabille-toi et vite au lit. Vraiment je n'en peux plus !
Elle se déshabilla en un instant. Elle réapparut avec l'une de mes chemises de nuit et prudemment se glissa sous les couvertures.
   - Je peux t'embrasser ?
   La tête dans le creux entre mon cou et mes épaules, les cheveux légers qui m'effleuraient le menton, la main posée sur mon sein... E si Beatrice nun voli durmiri coppa nno' culu sa quantu n'ha aviri... Non, je ne devais pas chanter cette berceuse. Sa main reposait tranquille sur mon sein, et pas un tremblement ne venait de cette paume fraîche. Elle n'avait pas soif, je n'étais plus sa nounou, mais sa sœur. C'était bien comme ça. Et je devais parler en sœur.
   - Écoute, Pouliche, vraiment ce baiser de Carlo...
   Elle ne répondait pas. Je la regardai à la lumière de la lampe: elle dormait sereine comme Eriprando, naguère, après la tétée de six heures.
   J'éteignis la lumière, c'était bien comme ça.

   Un cri aigu de lumière voltigea au plafond. Le soleil était né, et dans sa lumière les faïences et les cuivres de la salle de bains resplendissaient de joie. Mais ce soleil mentait et luttait avec la langueur qui de mon ventre se diffusait dans ma poitrine, mes bras, mes joues. Je devais faire vite. Bientôt cette langueur atteindrait ma tête avec sa folle volonté de vie, et il serait inutile de s'y opposer. Je pris un bain chaud et m'habillai pour sortir. Je revins dans la nuit qui, paresseuse, s'attardait encore autour du frêle corps pelotonné de Beatrice. Elle n'avait pas bougé, ou seulement le peu qu'il fallait pour prendre le coussin dans ses bras. Dormait-elle?
   - Non, Modesta. Oh, tu es déjà habillée ? Viens ici à côté de moi, il est tôt, je suis si fatiguée !
   - C'est le matin, Beatrice, et nous étions déjà au lit à neuf heures.
   - J'ai faim !
   - Je le crois. Tire la clochette, un bon petit déjeuner nous fera du bien.
   - Oh, je n'y arrive pas, fais-le toi-même, Modesta, je suis si fatiguée!
   Ce n'était pas le moment d'entamer des discussions ou de se faire obéir. J'étais pressée, il fallait que je cherche ce médecin que Gaia m'avait conseillé naguère ou bien un autre.

Goliarda Sapienza - L'art de la joie

14 janvier 2024

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants.

Je ne te blâme pas.
Tu habites une autre prison, un monde de force et de courage où tu penses pouvoir être porté en triomphe ; tu crois obtenir la bienveillance des puis- sants, tu cherches la gloire et la fortune. Pourtant, lorsque la nuit arrive, tu trembles. Tu ne bois pas, car tu as peur ; tu sais que la brûlure de l'alcool te précipite dans la faiblesse, dans l'irrésistible besoin de retrouver des caresses, une tendresse disparue, le monde perdu de l'enfance, la satisfaction, le calme face à l'incertitude scintillante de l'obscurité.

Tu penses désirer ma beauté, la douceur de ma peau, l'éclat de mon sourire, la finesse de mes articulations, le carmin de mes lèvres, mais en réalité, ce que tu souhaites sans le savoir, c'est la disparition de tes peurs, la guérison, l'union, le retour, l'oubli. Cette puissance en toi te dévore dans la solitude.

Alors tu souffres, perdu dans un crépuscule infini, un pied dans le jour et l'autre dans la nuit.

Mathias Enard - Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants